Analyse

Journée des femmes : l’égalité des sexes à -50 %

Le samedi 8 mars prochain, à l’occasion de la Journée des femmes, le Pavillon Royal, une boîte de nuit du 16ème arrondissement parisien, a décidé de proposer une soirée un peu spéciale… et pour cause, la « star » de téléréalité Nabila fera un « showcase explosif ».
Cette soirée n’est qu’un exemple de la vaste opération de transformation de la Journée internationale des femmes en vitrine publicitaire.

Publié le 4 mars 2014

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Femmes et hommes

« Le samedi 8 mars prochain, à l’occasion de la Journée de la femme, le Pavillon Royal a décidé de proposer une soirée un peu spéciale… Et pour cause, Nabila sera en showcase explosif ! Et ce n’est pas tout puisque la soirée prendra des allures de clubbing grâce aux mixes de la Djette Naomie K de la radio NRJ, en Lap Dance Floor avec Astrid et ses Pin-up de la télé réalité ». Pour ceux qui en doutaient encore, c’est désormais clair, la Journée des femmes est en passe de devenir la « journée de la pouffe », comme l’écrivait Laurence Defranoux de Libération en 2013. Cette soirée n’est qu’un exemple de la vaste opération de transformation de la Journée internationale des femmes en vitrine publicitaire. On navigue d’offres commerciales en réductions ou autres « bons plans » imprégnés de stéréotypes sexistes.

Qui récupère le 8 mars ?

Les magazines féminins sont en première ligne dans ce domaine avec des initiatives sponsorisées, en grande majorité, par des grandes marques de shopping ou d’esthétique. Ainsi, l’opération « A vos talons citoyens » du magazine Marie Claire fait l’objet d’un partenariat avec le site de vente de chaussures en ligne Sarenza. Quant à la série de photos « Mettez du rouge ! » du site aufeminin.com, c’est la marque Make up for ever qui s’y associe. Mais qu’en est-il du contenu de ces deux « campagnes de sensibilisation » ? Au nom de la lutte contre le sexisme, « A vos talons citoyens » fait poser des hommes portant des talons hauts, contribuant en réalité ainsi à une image caricaturale et réductrice des femmes. Il en est de même pour l’initiative du site aufeminin.com : des hommes portant cette fois du rouge à lèvres posent, dans le but de « sensibiliser le pays et particulièrement les hommes contre les violences faites aux femmes ». Si l’on a du mal à voir le rapport avec le fait de porter du rouge à lèvres ou non, il est en tout cas certain que pour ces deux médias, être une femme revient à porter des talons et du maquillage.

Sortiraparis.com : le sommet de l’hypocrisie

Sur sa page consacrée au 8 mars, le site Sortiraparis.com s’inquiète : « Cette journée, qui se veut militante avant tout pour faire bouger les mentalités et faire avancer les droits des femmes, serait-elle en train glisser vers une pente « commerciale », voir « festive » ? ». Mais très vite, le site range ses valeurs au rayon accessoires (de mode) et adopte un tout autre discours : « Le débat est lancé certes mais bon, chez Sortiraparis, même si on lutte pour les droits des femmes et l’égalité des sexes, on ne crache pas non plus sur la rose offerte par le boss ou le spectacle et les expos qui nous montrent combien on est géniales, nous les femmes ». Peu importe le sexisme puisque l’on s’amuse bien et que l’on a même des choses gratuites. On apprend sur le site que c’est « près de 450 bars, brasseries et restaurants qui participent à l’opération « Femmes en fête » en offrant notamment des roses aux femmes et en leur faisant bénéficier de réductions et « d’attentions particulières » le 8 mars. Le slogan, directement emprunté aux publicités d’une grande marque de cosmétiques, ne laisse pas vraiment planer de doute : « Parce que nous le valons bien ! ».

Le 8 mars, il y en aura pour tous les goûts. D’abord, des promos spéciales « femmes », comme celles répertoriées sur le site du magazine Femme Actuelle, qui n’ont rien de spécialement sexiste ni même de très offensant. Etam propose ainsi une collection spéciale de foulards colorés, dont une partie des fonds récupérés sera reversée à une association qui aide les femmes à financer et à créer leur propre entreprise. Ensuite, des fleuristes offriront des roses et des restaurateurs un verre de champagne : tout cela semble plutôt logique, d’un point de vue commercial en tout cas, puisqu’il s’agit de faire entrer le maximum de femmes dans la boutique. Les grandes marques de shopping et de vente à distance comme Zalando, Asos ou Les 3 Suisses ont chacune leur opération spéciale de réductions.
On retrouve les mêmes offres dans la plupart des instituts, boutiques de cosmétiques et parfumeries comme Marionnaud, Yves Rocher, Sephora… qui ont chacune leurs réductions et offres spéciales du 8 mars (épilations, massages, soins du corps, etc. à prix réduits ou offerts). Mêmes les grandes marques plutôt associées à l’univers du luxe comme Lancôme développent des actions spéciales : photoshoot offert dans un cadre idyllique, soin gratuit, etc. On trouve aussi de nombreuses offres de salles de sport et centres de remise en forme comme Curves, considéré comme « le leader mondial du sport et de la minceur au féminin », et qui « souhaite avant tout prendre soin des femmes » ce 8 mars. Chez Soft Paris, marque de cosmétiques et de produits « coquins », des « ambassadrices » distribueront la crème intime « Indécente » dans 13 villes françaises. Mais des acteurs moins attendus dans ce domaine se sont aussi lancés. Ainsi la Caisse d’épargne, qui après Christian Lacroix en 2011 et Swarovski en 2012, invite cette année le créateur de mode Kenzo pour son habituelle offre à toutes les femmes, de cartes bancaires et de porte-cartes de maroquinier personnalisés.

C’est en regardant à la fois le contenu et la présentation des offres qui reviennent le plus souvent que l’on s’aperçoit de leur nature profondément sexiste. La couleur rose est ainsi utilisée dans quasiment tous les visuels des articles (bons de réduction, bons de commande, etc.). Le vocabulaire employé entretient les clichés sur la « douceur », « l’élégance », le « glamour » des femmes. Surtout, comme on parle aux femmes, ces offres se cachent derrière un éloge appuyé à la « féminité », au mérite des femmes modernes dont la vie bien remplie justifie amplement le besoin d’une journée dans l’année pour se faire « chouchouter » par « son » homme protecteur. La Journée des femmes devient ici une journée-récompense offerte « en compensation » de la condition féminine, pas si « rose » que cela. Car après tout, une année d’inégalités vaut bien une journée de cadeaux.

Quant au contenu de ces offres, il constitue le cœur du problème : pour la Journée des femmes, faites-vous maquiller, coiffer, épiler, masser, faites du shopping… Les seuls centres d’intérêts des femmes aujourd’hui, relayés par ces publicités et opérations, semblent être la mode, la beauté, l’esthétique. Les offres ressemblent en fait de plus en plus à celles qui existent pour la Saint-Valentin, la fête des mères, des pères, des secrétaires et des grands-mères.

La Journée internationale des femmes, tout n’est pas perdu !

Heureusement, tout n’est pas perdu pour le 8 mars. De nombreux évènements et rencontres culturelles, sportives, scientifiques se développent autour de la Journée des femmes. Dans les musées parisiens par exemple, des expositions spéciales et des parcours thématiques sont proposés. France Télévisions offre aussi une programmation spécifique, avec notamment un documentaire sur les combats de plusieurs femmes africaines sur France Ô, un téléfilm sur le féminisme d’une génération de femmes à l’autre sur France 2 ou encore un débat intitulé « Tout peut changer » sur France 3. Partout en France, des clubs sportifs, des salles de spectacles ou de concerts, des médias locaux organisent des projections, des débats autour de l’égalité et de la place des femmes dans la société : comme à Échirolles en Isère où le 8 mars sera rythmé par une pièce de théâtre, des débats et expositions et des rencontres avec plusieurs artistes. Autre initiative intéressante, le journal de la région bourguignonne établit une série de portraits de femmes de différentes générations à Nevers, avec une réflexion autour de l’évolution de la condition féminine dans le temps.

Comment peut-on en arriver là ? Comment une société peut-elle à ce point transformer une journée de commémoration (voir encadré ci-dessous) en galerie commerciale ? D’abord, du fait de l’ampleur de la publicité et du marketing dans nos sociétés. Les marques ont besoin de temps forts pour vendre et utilisent n’importe quel événement. La Journée des femmes offre sûrement aux commerciaux une belle opportunité de créer un nouveau rendez-vous annuel de la consommation, dans le « vide » du calendrier entre les cadeaux de la Saint-Valentin et les chocolats de Pâques. On peut donc se demander : où s’arrêtera ce phénomène ? Quitte à reprendre à leur compte des Journées internationales, peut-être faut-il s’attendre à voir fleurir bientôt chez les commerciaux des offres spéciales pour les victimes de racisme le 21 mars [1], ou pour les homosexuel(le)s le 17 mai [2]. Mais ce phénomène est également rendu possible parce que les médias diffusent plutôt largement ces opérations et que peu de monde ne s’en offusque vraiment. En effet, alors que l’on s’attendrait à des réactions fortes de la part de la presse, de la ministre des droits des femmes et de la classe politique en général, tout le monde (ou presque : voir encore une fois l’article de Libération) semble accepter l’idée qu’honorer les combats féministes du 8 mars, c’est offrir une rose ou une épilation gratuite.

D’où vient la Journée des femmes ? Que signifie-t-elle aujourd’hui ?

La Journée internationale de la femme [3], célébrée par l’ONU chaque 8 mars depuis 1975, a pour objectif de rappeler l’histoire des luttes pour les droits des femmes, de mobiliser l’opinion publique et de pointer les inégalités dont les femmes sont encore victimes aujourd’hui. Historiquement, la création de cette Journée remonte aux mobilisations ouvrières féminines au tournant du 20ème siècle aux États-Unis. Pour l’ONU il s’agit essentiellement de mettre en lumière le rôle des femmes dans les processus de développement et de paix, notamment dans les pays émergents et/ou pris dans des conflits armés. En France et dans d’autres pays occidentaux, l’appellation « Journée internationale des droits des femmes » qui se popularise de plus en plus correspond à des problématiques directement liées à la situation de ces pays où les femmes ont certes acquis le droit de travailler et de voter mais subissent encore de nombreuses discriminations.

A voir aussi : un blog qui recense les pires pubs « spéciales 8 mars »
La version 2014 de l’article de Libération : « Le 8 mars, encore et toujours la journée de la pouffe ».


[3En anglais, le titre officiel est International Women’s Day. On remarquera que le mot women est bien au pluriel en anglais, alors que l’intitulé officiel en français est au singulier : Journée internationale de la femme.

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Date de première rédaction le 4 mars 2014.
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