Point de vue

Des inégalités de revenus encore bien méconnues

Les inégalités de revenus sont encore bien méconnues dans notre pays, comme le montre Denis Clerc, fondateur du magazine Alternatives Economiques, à travers deux exemples : le plan de rigueur, et les inégalités de salaire.

Publié le 9 septembre 2011

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Revenus

Les inégalités de revenus demeurent méconnues dans notre pays. Deux faits illustrent les dérives inégalitaires de notre société et révèlent les lacunes - pour ne pas dire les biais - de l’information économique et sociale : les effets du plan de rigueur et les inégalités de salaires.

1. Le plan de rigueur : qui va payer ?

La presse en a beaucoup parlé : les riches paieront. Sur les 12 milliards d’euros du plan de rigueur présenté le 25 août, les ménages dont le « revenu fiscal de référence » est supérieur à 500 000 euros par part seront taxés de 3 % sur le surplus. Voici donc M. et Mme X, qui exercent une profession libérale. Lui est avocat, elle est juriste. Leur revenu est d’un million d’euros. Ils ont deux parts, et ne sont donc pas concernés par la mesure. Ouf, a soupiré Mme X. « Encore heureux », a poursuivi M. X, « comme si on ne payait pas déjà trop d’impôts ! ».

La presse n’en a pas parlé : les pauvres (et les autres) paieront. M. et Mme Y perçoivent au total un salaire net de 20 000 €. Après déduction de l’abattement de 10 %, le revenu fiscal de référence du ménage est de 18 000 €. Ils ont deux parts, et ne sont pas imposables. Mais ils verront leur salaire net réduit de 20 euros. Parce que, dans le plan de rigueur, il a été décidé que la part du salaire (brut) sur laquelle sont calculées la CSG et la CRDS serait désormais de 98 %, alors qu’elle est actuellement de 97 %. C’est ce point supplémentaire qui se traduira par un prélèvement supplémentaire annuel de 19 € pour M. et Mme Y. Ca ne se remarquera même pas, ont dû se dire les spécialistes de Bercy. Sauf que cette mesure, touchant tous les revenus salariaux sur lesquels sont prélevés CSG et CRDS, sera payée par l’ensemble des 23 millions de salariés, dès le premier euro perçu. C’est le vieux principe des petits ruisseaux qui font les grosses rivières : 550 millions prévus à ce titre, dont personne n’a parlé, contre 200 millions prévus au titre de la mesure de taxation supplémentaire (provisoire) sur les très hauts revenus.

2. Les inégalités salariales plus fortes qu’on ne le dit

On nous le dit tous les jours : la France est un pays où, grâce notamment au Smic, les inégalités salariales sont bornées. Entre le dixième le moins bien payé des salariés (ce que l’on appelle habituellement D1, ou premier décile) et le dixième le mieux payé (D9), le rapport est de moins de 3 dans le secteur privé et semi-public : en 2008, dernière année connue, 13 610 euros de salaire annuel net dans le premier cas (secteur privé et semi-public), 40 010 dans le deuxième. Et ce rapport s’est réduit depuis dix ans : le rapport D9/D1 était de 3,1 en 1998, contre 2,9 en 2008. N’est-ce pas une superbe illustration du « modèle social français » dont nos dirigeants sont fiers ?

Sauf que cette statistique passe doublement à côté de l’essentiel. D’abord D9/D1 ne mesure pas le rapport entre les extrêmes, ou entre le salaire moyen perçu par le 1,6 millions de salariés faisant partie de D1 et le salaire moyen perçu par le dernier dixième. D1 est en réalité la limite du premier décile : en 2008, donc, 1,6 million de salariés ont perçu moins de 13 610 euros. Même chose pour D9, qui indique que les salariés du dernier décile ont tous perçu plus de 40 010 euros. Or, on sait que ce dernier dixième a sensiblement progressé, tiré notamment par la progression des salaires du dernier centième des salariés : ces 160 000 privilégiés percevaient 5,5 % de la masse salariale totale en 1998 ; dix ans après, ils en perçoivent 6,9 %. Ce qui signifie que, en dix ans, leur rémunération a progressé globalement de 7 milliards d’euros 2008 de plus que cela n’aurait été le cas si elle avait augmenté au même rythme que la moyenne.

Mais ce n’est pas le seul biais. Car tous ces chiffres concernent exclusivement les salariés à temps plein occupés tout au long de l’année. Or environ 2,5 millions de salariés du secteur privé et semi-public travaillent à temps partiel, et environ 3 millions ne travaillent qu’une partie de l’année, faute d’emploi permanent (ou parce qu’ils ont commencé à travailler en cours d’année). Ce qui compte pour eux, c’est leur revenu salarial, celui qu’ils ont réellement perçu compte tenu du temps qu’ils ont passé en emploi. Ce qui change tout : le rapport D9/D1 de revenu salarial monte alors à 16 (33 400 contre 2 100). Et si l’on s’intéresse au rapport entre le revenu salarial moyen perçu par le dernier décile et celui perçu par le premier décile, le rapport explose à … 61. L’on n’ose imaginer ce que serait le rapport entre le revenu salarial moyen du dernier centile et le revenu salarial moyen du premier centile : sans doute de l’ordre de 1 000.

Ce sont ces inégalités effectives de revenus d’activité qui minent notre société, et qui la font de plus en plus dériver vers une société à l’anglo-saxonne. Il est clair que l’inversion de cette tendance ne dépend guère du niveau du Smic, mais, essentiellement des durées d’emploi et d’horaires hebdomadaires. C’est là que se nichent aujourd’hui précarité et pauvreté. Travailler plus pour gagner plus aurait été un bon slogan progressiste s’il n’avait été détourné au profit des mieux lotis, par la détaxation des heures supplémentaires et, surtout, par la dérive des hauts et très hauts revenus d’activité que leurs détenteurs justifient par la masse de travail et de responsabilité qui pèse sur leurs épaules.

Denis Clerc. Extrait de son blog.

Photo/ © tanatat - Fotolia.com

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Date de première rédaction le 9 septembre 2011.
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