Proposition

La redistribution contre la culture de la précarité

Face à la culture de la précarité qui s’installe toujours davantage, Patrick Savidan (Paris IV) rappelle que les politiques de redistribution restent, ultimement, le principal instrument d’intervention publique dont nous disposions pour réaliser des objectifs de justice sociale.

Publié le 18 février 2004

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Emploi Éducation Revenus Pauvreté

En s’appuyant sur le constat des mutations profondes affectant la condition salariale, la réalité sociale et les conditions psychologiques présidant à la définition de l’identité, certains font valoir la nécessité, pour une gauche fidèle à son projet d’émancipation, de repenser les conditions d’accès des plus démunis aux moyens, matériels et personnels, qui leur permettront d’exercer leur autonomie.

On parle, à ce titre, du nécessaire « renouveau de la gauche ». Le problème est bien sûr de déterminer dans quelle direction engager ce renouveau. Un des débats les plus marquants à ce titre paraît être celui portant sur la légitimité, la portée et l’efficacité des politiques de redistribution des richesses. On sait que, dans ce domaine, certaines thèses peuvent être extrêmement radicales. C’est ainsi le cas de celle défendue par le sociologue britannique Anthony Giddens qui consiste à dénoncer le caractère anti-démocratique de l’État social. Pour lui, il faut en finir avec un système qui encourage la passivité » pour en instaurer un qui « porte les gens à prendre des risques et à reconnaître les obligations et les responsabilités qu’ils ont envers autrui et la communauté. En d’autres termes, la reconstruction de l’Etat social dans nos États occidentaux, ajoute-t-il, c’est l’instauration d’un nouveau contrat social. »

Dans ce type de perspectives, ce qui devient particulièrement difficile à concevoir c’est l’idée même d’une légitimité de l’assistance. Et à travers la mise en cause de la notion d’assistance, ce qui est visé c’est, bien entendu, l’État en tant qu’État-providence. Cette volonté de mettre l’accent sur l’activité de l’être humain et sur la responsabilité qui dès lors lui incombe modifie considérablement la donne culturelle. C’est alors toute une série d’interventions prises en charge par l’État qui connaissent le discrédit, soit qu’on les juge illégitimes en elles-mêmes, soit qu’on les estime contre-productives. Prenons cependant bien acte d’un fait : ce que conquiert ainsi l’individu, c’est surtout le droit d’être reconnu principal responsable de sa propre misère.
Du coup, on peut considérer dans certains milieux progressistes que le véritable problème réside davantage dans le caractère inévitable de la transmission des inégalités, que dans la disparité même des conditions.

Pourquoi cependant vouloir opposer ainsi ces deux versants de l’injustice sociale ? La stigmatisation du seul caractère inévitable de la transmission des inégalités », est une démarche que n’hésiterait pas à faire sienne un néo-libéral conséquent. A l’époque où il revendiquait et défendait avec talent une telle position, le philosophe américain Robert Nozick, admettait qu’il était injuste (et incohérent d’un point de vue purement individualiste) que certains bénéficient d’un avantage du fait de leur naissance. Dans une telle perspective, c’est le mérite individuel qui est déterminant et qui est susceptible de légitimer les inégalités qui en découleront. Il n’y a nul mérite à hériter, cela vaut pour les privilèges comme pour les dividendes.

Si la critique de la reproduction des inégalités est légitime, elle n’est donc en rien, théoriquement, l’apanage de la gauche. En revanche, ne serait-il pas plus conforme à une pensée dite « de gauche » de juger que l’extrême disparité des conditions est, en soi, une forme d’injustice sociale et qu’elle l’est d’autant plus qu’elle ne bénéficie pas aux plus démunis et qu’elle tend à se reproduire au fil des générations ? Plus précisément, la vocation d’une pensée socialement progressiste ne serait-elle pas de juger que c’est le mode selon lequel ces disparités se composent qui est, de manière inhérente, injuste. La gauche s’engagerait dans une voie bien périlleuse, si elle commençait par poser, au principe de son renouveau, l’idée suivant laquelle seul le caractère implacable des inégalités est injuste. L’extrême disparité des conditions et la nature de ces disparités constituent un scandale du point de vue de la justice sociale, que cette disparité soit le fait d’une transmission ou d’un handicap, quel qu’il soit. De fait, on peut juger que la transmission de ces disparités n’est injuste que parce que nous jugeons que la disparité est telle.

Le Conseil d’Analyse économique a remis en 2001 un rapport portant sur les Inégalités énonomiques . Ce rapport nous apprend que si, depuis une vingtaine d’années, les inégalités de salaire restent relativement stables en France, contrairement à ce qui se produit, sur la même période, au Royaume-Uni et aux États-unis, il n’en demeure pas moins que la proportion de salariés à temps complet ne cesse de diminuer, provoquant ainsi une augmentation constante des bas salaires. La dispersion des durées travaillées et les disparités salariales qui en résultent constituent des problèmes sérieux au regard des exigences de la justice sociale. D’autant que l’on a pu constater également, entre 1966 et 1999, que la mobilité salariale a, pour reprendre les termes du rapport, « décru de façon spectaculaire », - ce qui signifie qu’aujourd’hui, en France, les individus ont beaucoup moins qu’auparavant la possibilité d’évoluer au sein de la hiérarchie salariale - , que la modification des règles de l’indemnisation du chômage a constamment joué au désavantage des plus démunis (ainsi le taux de couverture des chômeurs ne cesse de baisser, tandis que la proportion des chômeurs faiblement indemnisés ne cessent de croître) et que, par ailleurs, les revenus du patrimoine financier augmentent régulièrement, « en se concentrant de plus en plus sur les hauts revenus ». Aux millions de travailleurs pauvres (emploi précaire, temps partiels, activité indépendante) s’ajoutent donc les pauvres sans travail (le chômage reste en effet la principale cause de pauvreté en France, et elle le sera davantage encore puisque les conditions d’indemnisation des chômeurs ne cessent de se détériorer). Est-ce à ces individus que les socialistes doivent annoncer qu’ils renoncent aux principes « éculés » de la redistribution et de l’assistance, sachant qu’il est de plus en plus difficile de s’arracher à l’exclusion et - lorsque l’on a un emploi - de s’élever dans la hiérarchie salariale ?

L’objectif qui consiste à vouloir offrir aux individus des moyens d’émancipation personnelle et de transformation sociale est incontestablement légitime. On peut en revanche s’interroger sur la manière de concevoir les moyens en vue de cette fin légitime. Pourquoi choisir de stigmatiser la notion d’assistance, ou celle de redistribution ? C’est une perspective qui paraît d’autant plus problématique qu’elle intervient précisément au moment où le gouvernement - montrant l’absurdité et l’irresponsabilité de ceux qui, à gauche, durant la campagne présidentielle, s’appliquèrent à jeter dans un même sac Lionel Jospin et Jacques Chirac - met en place une politique fiscale qui ne pourra qu’être doublement préjudiciable aux individus les plus défavorisés - d’une part parce qu’ils ne bénéficieront pas des baisses d’impôts et, d’autre part, parce que ces baisses auront bien sûr une incidence sur les capacités redistributives de l’État, comme on l’observe dans tous les domaines, et notamment dernièrement avec la décision prise par le gouvernement de limiter la période d’indemnisation des chômeurs..

Lorsque l’on associe redistribution et assistance, et que l’on oppose par ailleurs une politique de redistribution à une politique qui, elle, n’« assisterait » pas, mais donnerait aux individus les moyens de se prendre en main, on voit le concept d’assistance - peu critiquable en soi - devenir assistanat. Dans une telle perspective, c’est la redistribution elle-même qui en vient à être conçue comme une forme d’assistanat, ou comme une forme de « paternalisme » avec laquelle se doit de rompre une pensée socialiste non archaïque.

Dans les colonnes du Monde (édition datée du 24 juillet 2003) Monique Canto-Sperber défendait ainsi une telle position. Pourtant, lorsqu’elle suggérait aussi de « donner à tous des opportunités d’action, des moyens en formation permanente, des outils pour s’adapter aux réquisits du monde contemporain » ; lorsqu’elle proposait de prendre en compte et d’améliorer « les conditions concrètes dans lesquelles les enfants vivent ou étudient », et d’assurer un accès égal à ces biens publics que sont l’éducation, la justice, les transports, la santé et la sécurité, que faisait-elle si ce n’est affirmer l’impérieuse nécessité de mettre en œuvre une politique ambitieuse de redistribution ? La mise en place de zones d’éducation prioritaire ou l’augmentation du nombre d’éducateurs spécialisés dans certains quartiers constituent ainsi des formes de redistribution indirecte.

Si les mesures de protection sociale ont indéniablement leurs limites et leurs défauts, si l’on peut en effet parler avec Pierre Rosanvallon, dans cet important ouvrage qu’est La nouvelle question sociale, d’une crise du « paradigme assuranciel », il reste que le système de redistribution a permis d’augmenter les ressources des personnes âgées, d’assurer un certain niveau de protection pour les personnes handicapées, les salariés et les personnes sans emplois ; elle a également permis d’améliorer l’accès aux soins des individus et les « conditions concrètes dans lesquelles les enfants vivent ou étudient ». Chacun sait qu’il ne faut pas confondre bébé et eau du bain.

En associant redistribution et assistanat, on contribue à la définition de « conventions sociales » établissant que ceux qui ne peuvent s’arracher à la pauvreté ne doivent finalement s’en prendre qu’à eux-mêmes. On accrédite l’idée selon laquelle ceux-ci n’auraient pas réussi à tirer profit des moyens mis à leur disposition, n’auraient pas su « exercer leur capacité d’agir », ni « mettre en valeur leurs atouts ». C’est oublier, me semble-t-il, que le capitalisme ne produit pas que des richesses, mais qu’il produit aussi de la pauvreté - ce que montrent bien, aujourd’hui, les études sur les logiques de l’exclusion et sur l’incompressibilité de certains taux de chômage - et que la redistribution est, à ce jour, le seul moyen que nous sachions mobiliser pour favoriser l’accès des individus défavorisés à l’autonomie ou, pour le dire encore dans les termes de l’ancien paradigme : pour compenser ces dommages et s’arracher à la véritable culture de la précarité qui est en train de s’installer.

Cela ne signifie évidemment pas que les politiques de redistribution soient d’une efficacité irréprochable et que notre manière de concevoir les formes de l’émancipation doive demeurer inchangée. Sur ce point, Monique Canto-Sperber a tout à fait raison : celles-ci méritent d’être repensées, notamment dans le contexte de cette mutation du mode de production de la richesse qui passe, entre autres, par cette tertiarisation de l’activité économique qu’évoquait, également dans les colonnes du Monde, Pierre Rosanvallon (édition datée du 25 mai 2003). Les termes mêmes de la « question sociale » doivent être repensés. Mais dans la mesure où l’exigence d’équité s’est symboliquement cristallisée sur la notion de redistribution, plutôt que d’en mettre en cause le principe, n’est-il pas préférable de faire, des formes qu’elle doit prendre, l’enjeu de ce débat public dans le cadre duquel peut s’épanouir cette citoyenneté sociale et politique que nous pouvons effectivement appeler de nos vœux ?

Associer, aujourd’hui, démocratie et justice sociale, c’est en un sens reprendre l’idée, défendue notamment par l’économiste Amartya Sen, selon laquelle les individus n’auront la capacité d’exercer leur autonomie que lorsqu’ils auront les moyens matériels et personnels de le faire. En un temps où la pensée néolibérale élève au rang d’objectif prioritaire et de panacée universelle la réduction de la pression fiscale, il paraît préférable d’insister sur la nécessité de repenser la redistribution, plutôt que d’inviter la gauche à s’en délester enfin.

Photo / © Rossella - Fotolia.com

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Date de première rédaction le 18 février 2004.
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