Entretien

Le déclassement social : entretiens croisés avec Nathalie Kosciusko-Morizet et Camille Peugny

Le Centre d’analyse stratégique a remis le 9 juillet 2009 un rapport sur le déclassement social commandé par la secrétaire d’Etat à la prospective Nathalie Kosciusko-Morizet. Ce rapport relativise le constat dressé par le sociologue Camille Peugny dans son ouvrage « Le déclassement ».

Publié le 21 août 2009

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Madame Kosciusko-Morizet*, vous avez reçu au début de l’été un rapport sur le déclassement social, quels enseignements en tirez-vous ?

J’avais commandé ce rapport en mars après la lecture de l’ouvrage de Camille Peugny [1]. Le déclassement social intervient quand une personne n’arrive plus à maintenir la position sociale de ses parents ou celle que son diplôme lui laisserait espérer. On peut aussi considérer comme déclassés ceux qui voient leur budget amputé par des dépenses incompressibles en progression, ce qui réduit les libertés de choix. Ces dépenses contraintes ont doublé depuis 1979 passant de 21 % du budget à 40 %, sous l’effet notamment de la hausse des prix des logements.

Au total, 22 % des personnes âgées de 30 à 59 ans sont en déclassement. Ce phénomène concerne avant tout les jeunes et les femmes.

Mais sans nier cette réalité objective, il ne faut pas non plus dramatiser car ils sont deux fois plus nombreux à prendre l’ascenceur social (40 %).

Un jeune doit aujourd’hui avoir un diplôme beaucoup plus élevé que ses parents pour obtenir le même type d’emploi, est-ce mesuré ?

C’est vrai que les diplômes sont dévalorisés aujourd’hui. Le baccalauréat en est l’exemple type : il ne permet plus à ses détenteurs d’accéder au statut de cadre comme auparavant.

Les statistiques du déclassement sont restreintes à la mobilité entre les catégories sociales et le niveau de diplôme n’est pas pris en compte alors que la surqualification peut également créer un sentiment de frustration. J’ai en tête l’exemple d’un chauffeur de l’Assemblée nationale titulaire d’un DESS [master-professionnel aujourd’hui] ce qui était impensable dans la génération précédente.

A propos des femmes, est-ce que l’activité féminine a un lien avec la sensation grandissante du risque de déclassement ?

Effectivement, on constate que les femmes subissent davantage le déclassement parce qu’elles sont souvent sur-diplômées, mais elles l’expriment moins souvent. Ce qui peut conduire à des situations choquantes dans une même famille où un frère et une sœur n’auront pas les mêmes chances. Les filles sont de plus en plus diplômées, mais elles choisissent plus rarement des filières qui conduisent à des positions sociales élevées telles que les études d’ingénieur.

Camille Peugny indique dans son ouvrage que les enfants dont les parents sont tous deux de la même classe sociale ont moins de risque d’être déclassés. Pensez-vous que l’activité féminine réduit la mixité sociale et donc contribue à réduire la mobilité sociale ?

Je crois au contraire que les couples de même classe sociale étaient encore plus importants dans le passé du fait de déterminants forts tels que l’origine géographique.

Comment se situe la mobilité sociale en France par rapport à d’autres pays ?

Le rapport manque malheureusement de données étrangères car il est difficile d’établir un comparatif de la mobilité sociale. Cependant, je pense que le déclassement social est plus accentué en Allemagne ou en Grande-Bretagne, même s’il est moins choquant qu’en France où nous cultivons la passion de l’égalité qui rend toutes les inégalités subies comme injustes.

Quelles mesures préconisez-vous ?

Ce rapport prospectif doit servir de base de réflexion pour le gouvernement. Tout d’abord, il met en lumière l’importance de l’orientation des filles vers les filières scientifiques et technologiques. Je propose ensuite de créer un prêt d’Etat à remboursement conditionnel (PARC) à des étudiants, qui sera remboursé en fonction des revenus futurs et qui obligera les jeunes a avoir les idées claires sur leur parcours universitaire.

Il ressort enfin que la formation initiale est aujourd’hui trop déterminante. A 35 ans les jeux sont faits pour toute la carrière professionnelle, c’est pourquoi je suis persuadée qu’il faut une vraie formation tout au long de la vie, qui ne bénéficie pas seulement aux cadres et aux jeunes comme c’est le cas pour l’instant.

Enfin, le débat sur les dépenses à financer par l’emprunt national va permettre de réfléchir aux ressources que l’on souhaite consacrer à la cohésion sociale et à des investissements pour l’avenir comme l’éducation et l’enseignement supérieur.

* Nathalie Kosciusko-Morizet est secrétaire d’Etat chargée de la prospective et de l’économie numérique, placée auprès du Premier ministre, et chapeaute le Centre d’analyse stratégique.


Camille Peugny*, vous avez publié Le déclassement dans lequel vous notez l’aggravation du risque de déclassement depuis 20 ans. Pensez-vous avoir exagéré ce phénomène ?

Cet ouvrage est une version grand public de ma thèse de sociologie, dans lequel je reprends une mesure parmi d’autres du déclassement en comparant simplement la catégorie sociale des personnes par rapport à celle de leur père. L’objectif était d’illustrer la réalité du phénomène pour évaluer ensuite les impacts, notamment électoraux, d’une société comptant de plus en plus de déclassés. Il est assez malhonnête de ne regarder qu’un seul chiffre pour décrire cette réalité complexe.

Tout au long de mes travaux, j’ai rencontré beaucoup de scepticisme car on me soupçonnait de vouloir rejouer la guerre des générations. Pourtant, il existe d’autres travaux qui aboutissent au même constat en regardant le niveau de diplôme et le salaire [2].

J’ajouterais même que j’ai été plutôt prudent. Quand j’écris qu’un quart des enfants de cadres étaient sévèrement déclassés, j’exclus les enfants de cadre qui deviennent contremaîtres ou instituteurs par exemple (catégorie des professions intermédiaires) mais je compte seulement ceux qui deviennent employés ou ouvriers. Si j’y ajoutais cette forme de déclassement modéré, on doublerait le taux de déclassement des enfants de cadres (47 %) [3].

Quels sont les raisons de cette montée du sentiment de déclassement ?

Pour reprendre Robert Castel, je dirais que la « grande transformation » économique a créé une rupture entre, d’une part, la génération des Trente glorieuses qui a bénéficié d’une augmentation massive du salariat moyen et supérieur et, d’autre part, une génération arrivée dans la crise des années 1980 qui a toujours connu le chômage de masse et la précarisation de l’emploi.

Même si les inégalités de revenu se sont réduites, la modération des hausses de salaires et des prix ont aussi miné l’optimisme des salariés. Avec des hausses de salaire de 5 % par an, un ouvrier pouvait espérer obtenir le même salaire qu’un cadre en 30 ans, alors qu’il lui faudrait à présent 3 siècles. Certes, le cadre aurait lui aussi été augmenté entre-temps, mais l’effet psychologique est fort.

Il faut être aveugle pour ne pas voir qu’aujourd’hui les ouvriers enfants d’ouvriers vivent moins bien que leurs parents ou que les enseignants enfants d’enseignants éprouvent davantage de difficultés à s’acheter une maison.

Le déclassement est-il forcément injuste s’il permet au contraire de faire grimper les plus méritants dans l’échelle sociale ?

Absolument, le déclassement peut être une bonne chose dans une société fluide car cela permet à l’inverse aux plus méritants de grimper l’échelle sociale. Cependant, on constate que le destin des enfants d’ouvriers ne s’améliore pas : à 40 ans, les enfants d’ouvriers nés dans les années 1940 étaient cadres ou professions intermédiaires pour 25 % d’entre eux. Ce chiffre tombe à moins de 20 % pour la génération suivante, née dans les années 1960.

Lorsque que l’on regarde les statistiques de mobilité par génération et pas seulement sur l’ensemble des 30-59 ans, on constate que la mobilité s’est dégradée pour tout le monde. Le malheur des uns n’a donc pas fait le bonheur des autres. Seule la génération du babyboom a vu sa situation s’améliorer continuellement.

* Camille Peugny est maître de conférence de sociologie, il a publié sa thèse de doctorat obtenue en 2007 dansLe déclassement

Propos recueillis par Noam Leandri


[1Le déclassement, ed. Grasset, janvier 2009

[2Le déclassement des jeunes sur le marché du travail, Jean-François Giret, Emmanuelle Nauze-Fichet, Magda Tomasini, La société française - 2006, INSEE

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Date de première rédaction le 21 août 2009.
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