Analyse

Les oubliés des congés

En 1999, plus de 23 millions de Français (près de 40 % de la population) n’ont pas pris le chemin des vacances.

Publié le 22 octobre 2003

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Modes de vie Catégories sociales Culture et loisirs

Ni sable chaud ni bon air de la montagne. En 1999, plus de 23 millions de Français (près de 40 % de la population) n’ont pas pris le chemin des vacances. Le modèle véhiculé par les médias, qui voudrait qu’une part croissante de la population passe l’été à la plage et l’hiver à la montagne, tout en pratiquant quelques escapades le reste de l’année, ne correspond pas à la réalité vécue par une grande majorité de Français. Plus grave, la tendance est même à la stagnation du taux de départ (a) : « Après des décennies de croissance régulière, la proportion de ceux qui partent en vacances stagne depuis les années 90 », observe Cécile Rouquette, auteur d’une étude de l’Insee sur ce sujet (voir « Pour en savoir plus »). « Employés et ouvriers partent moins aujourd’hui qu’il y a cinq ans et nettement moins qu’il y a dix ans », poursuit-elle.

Le constat n’est pas nouveau : après avoir atteint 58 % dès le milieu des années 80, le taux de départ en vacances a dépassé les 60 % au milieu des années 90, pour redescendre au niveau antérieur ensuite. Le morcellement des séjours, de plus en plus courts (de 14,5 à 12 nuits en moyenne), correspond moins à une multiplication des congés de courte durée qu’à des restrictions, puisque le nombre de nuitées totales est passé de 927 à 912 millions entre 1989 et 1999.

Qui sont donc ces oubliés des congés ? Il ne s’agit pas seulement des pauvres parmi les pauvres : plus de la moitié des ouvriers (qui représentent 30 % de la population active) ne partent pas une année donnée ; seuls les cadres sup partent chaque année dans leur grande majorité : 87 % en 1999.

Parmi les personnes qui ne partent pas, seule une sur cinq reste « par choix ». 18 % s’y résolvent pour des raisons familiales (décès, naissance, aide d’un tiers, etc.) et 10 % parce que leur santé ne le leur permet pas. Les raisons professionnelles sont invoquées par 8 % : des nouveaux embauchés qui n’ont pas emmagasiné assez de jours de congé, des salariés précaires qui naviguent entre CDD + et intérim, des travailleurs indépendants ou des agriculteurs ne pouvant lâcher leur boutique ou leur exploitation. Mais l’explication la plus importante est financière : 37 % disent ne pas avoir eu les moyens de partir. De fait, le taux de départ progresse avec le revenu pour se stabiliser à 80-85 % à partir de 2 300 euros (environ 15 000 francs) de revenus mensuels par ménage, soit à peu de chose près le revenu moyen par ménage dans l’Hexagone.

Certes, ces chiffres sur les non-départs une année donnée exagèrent le phénomène. On peut ne pas partir pour des raisons exceptionnelles : faire quelques économies pour aller plus loin, ne pas disposer d’argent parce qu’on vient de faire une dépense importante... Reste que si l’on en croit les enquêtes réalisées auprès de ceux qui ne sont pas partis pendant deux années de suite, une dizaine de millions de personnes ne partiraient quasiment jamais, soit 16 % de la population.

Au-delà du revenu, de nombreux facteurs s’accumulent pour renchérir les vacances pour les moins bien lotis. « On sous-estime, par exemple, les coûts de déplacement : la grande majorité de ceux qui n’ont pas de voiture n’ont pas les moyens de partir », explique Marie-Magdelaine Hilaire, déléguée générale de l’association Vacances ouvertes, qui vient de remettre un rapport au Conseil national du tourisme sur « l’incitation au départ en vacances des non-partants » (voir « Pour en savoir plus »). Quant à l’hébergement, les familles les plus aisées sont aussi celles dont le patrimoine familial permet souvent des congés à moindre frais. Même chose pour les réseaux d’amis : on se fréquente et on s’invite largement entre personnes de milieux sociaux similaires.

L’organisation des congés elle-même diffère selon ces milieux. Certaines familles - souvent parmi les catégories populaires - ont du mal à organiser seules leur voyage et doivent passer par les services coûteux d’agences de voyage. « En outre, pour beaucoup, certaines stations balnéaires aux prix très élevés - la Grande-Motte près de Montpellier en est un bon exemple -, fonctionnent comme les marques de vêtements : partir sans aller dans un endroit connu de tous n’est pas vraiment partir », continue Marie-Magdelaine Hilaire. Et il est vrai que les joies du camping en famille sous la pluie dans le Cantal (ou ailleurs !) ne sont pas toujours évidentes...

L’arrêt de la démocratisation des congés remonte au début des années 80. Les inégalités de taux de départ sont largement connues. Pourtant, aucune volonté politique forte n’existe. L’ancien secrétaire d’Etat au Tourisme, Jacques Brunhes, affirmait que « la poursuite du développement de l’accès aux vacances pour tous demeure une des priorités affichées ». Affichée, sans doute, mais dans la pratique, le bilan des derniers gouvernements - de droite comme de gauche - est très maigre.

En réalité, le sujet intéresse peu l’Etat. Les collectivités locales proposent des centres de vacances pour les jeunes, dont le coût est généralement proportionnel aux revenus des familles. En revanche, côté adultes, le tourisme social est en recul, coincé entre des subventions en baisse et une offre parfois mal adaptée. Plutôt que d’aider le secteur associatif, la collectivité a préféré, à partir des années 80, solvabiliser la demande, via des instruments comme les chèques vacances et les bons vacances. Les premiers, gérés par l’Agence nationale des chèques vacances, sont distribués par certains employeurs ou comités d’entreprise (qui prennent en charge une partie du coût) aux salariés qui le demandent, le plus souvent sous condition de ressources. On peut évaluer à environ 229 millions d’euros le niveau global de cette aide en 1999. Malgré l’ouverture du système aux PME depuis trois ans, les chèques vacances profitent presque exclusivement aux salariés des grandes entreprises et de la fonction publique , ceux qui étaient hier les principaux clients des organisations de tourisme social...

Les autres doivent se tourner vers les bons vacances des Caisses d’allocations familiales (Caf), distribués sous des conditions de ressource très restrictives, et très différentes selon les départements. Dans les années 90, les Caf ont réduit leurs aides consacrées aux vacances, au profit d’aides pour les loisirs au sens plus large : ainsi, l’enveloppe « temps libre » est passée de 290 millions d’euros à 380 millions entre 1992 et 1999 (+ 31 %), mais les dépenses pour les vacances ont été réduites de 150 millions d’euros à 114 millions (- 25 % !). Privées d’aides, de nombreuses familles ont aussi été privées de congés, parfois de façon très brutale, comme le note le rapport du Conseil national du tourisme.

La Caf semble aujourd’hui vouloir changer son fusil d’épaule. L’automne dernier, la circulaire présentant les orientations générales pour la période 2001-2004 indiquait : « L’amélioration de la conjoncture économique remet ainsi au centre des préoccupations sociales l’accès aux loisirs de proximité et au départ en vacances pour les familles. » Ce retour en force potentiel de l’aide aux vacances sera-t-il enterré avec le ralentissement économique ? L’accès aux vacances pour tous dépasse de loin les seules caisses d’allocations familiales. Les 35 heures - qui équivalent en théorie à quatre semaines et demie de congés supplémentaires - n’ont pas été accompagnées d’une politique globale du temps libre. Pourtant, faire en sorte de faciliter davantage le départ de ceux qui n’en ont pas les moyens ne devrait pas être considéré comme un luxe dans une société riche comme la nôtre.

Pour en savoir plus :

« Chaque année, quatre Français sur dix ne partent pas en vacances », Insee Première n° 734, août 2000. Disponible sur le site de l’Insee : www.insee.fr
« Départs en vacances : la persistance des inégalités », par Cécile Rouquette, Economie et Statistique n° 345, 2001. Disponible sur le site de l’Insee : www.insee.fr
Incitation au départ en vacances des non-partants, rapport du Conseil national du tourisme, diff. La Documentation française, 2002.

( a ) Le taux de départ : rapporte le nombre de ceux qui sont partis durant plus de quatre nuits consécutives (hors raisons professionnelles, d’étude ou de santé) à la population totale.

Article publié in Alternatives économiques, juillet 2002.

Photo / © Pascal06 - Fotolia.com

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Date de première rédaction le 22 octobre 2003.
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