Entretien

« Beaucoup reste à faire en matière d’information sur les inégalités », entretien avec Jacques Freyssinet

Malgré des efforts récents, l’opacité du système public d’information sur les inégalités reste d’actualité. Jacques Freyssinet, qui a présidé le groupe de travail du Conseil national de l’information statistique sur les inégalités, nous livre son analyse.

Publié le 2 janvier 2009

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Quelles sont les lacunes du système d’information public sur les inégalités qui demeurent aujourd’hui ?

Sans reprendre l’inventaire établi par le groupe de travail du Conseil national de l’information statistique (Cnis) sur Niveaux de vie et inégalités sociales, l’accent peut être mis sur trois types d’insuffisances de natures différentes.

L’opacité de l’information est considérable en ce qui concerne les patrimoines et les revenus des patrimoines, donc les ménages très riches. Il serait essentiel de décomposer le décile supérieur : tout indique que c’est dans cette tranche que les accroissements d’inégalités ont été massifs au cours des dernières années.

La qualité de l’information est fort inégale selon les niveaux territoriaux infranationaux, depuis la région jusqu’au bassin d’emploi. Avec la poursuite de la décentralisation, il faut que les acteurs locaux puissent s’appuyer sur des informations détaillées, fiables et comparables. À défaut, on risque de voir proliférer des bricolages hétérogènes.

Le système statistique public est cloisonné. Les données sur les revenus, l’emploi et le chômage, l’éducation, la santé, le logement, l’endettement, etc.. sont produites par des services différents avec des catégories et des méthodes souvent différentes. L’accès à ces informations et leur confrontation pose des problèmes insolubles à l’utilisateur non expert (et même parfois aux experts). Ainsi est-on incapable de répondre à une question simple et essentielle : est-ce que ce sont les mêmes populations qui souffrent simultanément des différentes formes d’inégalités ? Intuitivement, la réponse est positive, ce que confirment différentes données partielles, mais pas toutes (Par exemple, les liens entre emploi et pauvreté sont particulièrement complexes). Beaucoup reste à faire pour identifier le cumul des différentes formes que peuvent prendre les inégalités et, plus encore, leur persistance.

Vous avez présidé le groupe de travail du Conseil national de l’information statistique (Cnis) sur les niveaux de vie et les inégalités, qui a remis son rapport fin 2006. Quel bilan peut-on en tirer ?

Il est toujours difficile d’isoler l’impact d’un rapport et, pour ses auteurs, les risques d’auto-congratulation sont évidents. Ceci est d’autant plus vrai que, compte-tenu de la longueur inévitable de la mise en œuvre de nouveaux dispositifs statistiques, une partie importante des propositions du rapport visait des opérations déjà en phase d’expérimentation ou de réalisation. Il s’agissait de souligner l’importance que le Cnis y attachait afin de contribuer à les accélérer et, le cas échéant, à les protéger dans un contexte de douloureux arbitrages budgétaires.

Il serait malhonnête de ne pas reconnaître l’effort important qu’a réalisé l’Insee depuis deux ans pour répondre aux demandes du Cnis. Il serait naïf de supposer que des changements fondamentaux aient pu être opérés dans un délai aussi bref. Citons quelques exemples.

L’Insee s’est efforcé de chiffrer tous les indicateurs d’inégalités proposés par le rapport lorsque les sources disponibles le permettaient, moyennant si nécessaire quelques adaptations. Les résultats essentiels sont publiés dans France, portrait social et des données détaillées accessibles sur son site (Dossier « Indicateur d’inégalités sociales »).

Des progrès sensibles, quoique partiels, ont été faits ou sont en cours pour améliorer l’évaluation des revenus du patrimoine. Toujours dans le domaine des revenus des ménages, la prise en compte des prestations sociales se réalise désormais sur données réelles et non par imputation forfaitaire.

Dans le prolongement des questions débattues à l’occasion du rapport, des travaux originaux ont fourni des éléments de réponse à partir du traitement de données disponibles. À titre d’illustration, mentionnons dans la dernière livraison de France, portrait social deux études portant sur les effets redistributifs des prélèvements fiscaux ou sociaux et des services publics.

En revanche, les résultats restent à venir pour les informations territorialisées. L’augmentation de dimension de l’échantillon de l’Enquête sur l’emploi devrait permettre des progrès tout comme diverses avancées dans l’exploitation et la connexion des fichiers administratifs.

En résumé, un mouvement a été activement amorcé. Il a déjà permis des progrès significatifs. Les améliorations plus fondamentales qui étaient demandées exigent des délais de mise en œuvre plus longs, donc une volonté maintenue de l’appareil statistique et une vigilance active du Cnis.

Que devrait-on faire pour améliorer les choses ?

En prenant le risque de simplifier le diagnostic, il est utile de distinguer entre des difficultés ou des obstacles de différente nature.

Dans certains domaines, la production et la diffusion de l’information relèvent de choix politiques. L’illustration typique concerne, bien sûr, les patrimoines et les très hauts revenus. Il serait absurde de critiquer le système statistique public. L’appauvrissement de l’information, bien montré par Thomas Piketty, résulte d’une politique discrètement poursuivie avec continuité depuis de longues années par les gouvernements successifs sous la pression de lobbies influents.

Dans la majorité des domaines, moins sensibles, la question est aussi politique, mais dans un sens différent. L’appareil statistique aurait la capacité de faire si on lui en donnait les moyens. Le débat porte sur les arbitrages budgétaires. Ceci n’exige pas un long commentaire.

Enfin, il existe de sérieux problèmes de mise en cohérence des travaux des différents segments de l’appareil statistique public. C’est la condition à la fois pour que le public non expert ait accès à un panorama d’ensemble des inégalités, qui fournisse des informations complémentaires, comparables et cohérentes. C’est aussi la condition pour une étude, en statique et en dynamique, de la façon dont différentes catégories de la population sont frappées par différentes formes d’inégalités.

Cette dernière préoccupation prend une importance particulière alors que débute une crise particulièrement brutale et probablement durable. L’effondrement des actifs financiers et celui des revenus financiers qui va suivre auront pour effet global la réduction des indicateurs monétaires globaux d’inégalité. Si l’on veut éviter d’en rester à ce seul enseignement, il est indispensable de mettre en œuvre dès maintenant les outils qui permettront de suivre l’impact sur différents types de populations des différents canaux de diffusion de la crise.

Propos recueillis par Louis Maurin

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Date de première rédaction le 2 janvier 2009.
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