Point de vue

Repenser l’égalité des chances

Qu’est-ce que l’égalité des chances ? Une utopie, un objectif politique crédible, une idéologie trompeuse ? Dans Repenser l’égalité des chances (Grasset, 2007), Patrick Savidan, Président de l’Observatoire des inégalités, réouvre le dossier et en défend une redéfinition qui ouvre sur la possibilité d’une « égalité des chances soutenable ».

Publié le 26 octobre 2007

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Emploi Éducation Catégories sociales

Il est urgent d’interroger aujourd’hui, sous l’angle de la justice sociale, les conséquences de cette concentration des richesses, des hautes qualifications et des moyens de production qui a pour effet d’assurer aux uns une position sociale privilégiée, tout en excluant les autres des bienfaits de la société, en les renvoyant parfois à des formes d’extrême vulnérabilité sociale.

Dans un tel contexte, l’égalité des chances ne peut être que l’ombre d’elle-même. Portée par des dynamiques sociales et culturelles puissantes, elle s’impose dans les esprits comme horizon indépassable de la justice sociale. Et pourtant… Conçue dans une perspective radicalement individualiste, elle autorise aussi et rend invisibles les inégalités sociales les plus profondes et les plus durables. Derrière son étendard, se recomposent ainsi des castes, se redéfinissent des privilèges, s’élaborent à nouveau des langages de stigmatisation destinés à énoncer la condition de ceux qui n’auront su saisir leurs « chances ». Arrimée aux postulats d’une justice sociale conçue dans les termes d’un individualisme débridé, l’égalité des chances, comme doctrine, fait davantage aujourd’hui pour la décohésion sociale que pour l’intégration. Elle ne saura jamais faire advenir la société bien ordonnée que nous semblons unanimement appeler de nos voeux.

Penser avec l’égalité des chances contre l’égalité des chances. Tel est le défi qu’il nous faut relever. Cela passe, en premier lieu, par une redéfinition de l’individu et des rapports qu’il entretient avec les autres et la société dans son ensemble. Cela passe par la mise au jour des incohérences et des faux semblants de la conception individualiste de l’égalité des chances. Cela suppose la défense d’un principe plus marqué de dissémination sociale des moyens de production, entendus au sens large. Par la fiscalité, par la réforme des droits de succession, par l’éducation, par la formation professionnelle, par le renforcement de la mixité sociale, par l’éradication ou la neutralisation des effets de la vulnérabilité sociale, il s’agit bien de donner à chacun des chances réelles. Mais rien de fondamental n’aura été acquis si, par ailleurs, l’égalité des chances n’a pas été située dans un contexte social où les hiérarchies sont moins fortes et les écarts sociaux moins grands. Tant que sous couvert d’égalité des chances on permettra aux Happy few de rafler l’essentiel des mises, tandis qu’en bataillons serrés d’autres seront renvoyés à leurs amertumes et à leurs désillusions, la décohésion sociale ira bon train. L’égalité des chances n’est tolérable que si, à l’autre bout du spectre social, ne planent ni le risque de la pauvreté, ni celui de l’exclusion.

La conception solidariste de l’égalité des chances dont nous défendons le principe veut atteindre un tel résultat. Elle suppose un changement de regard sur l’individu, sur la société et sur la façon dont s’y produit la richesse. C’est peu et semble pourtant inaccessible dès que l’on mesure à quel niveau de profondeur se situent les habitudes intellectuelles qu’il s’agit d’ébranler.

La montée en puissance de la conception individualiste de l’égalité des chances est telle qu’elle paraît avoir emporté avec elle l’essentiel des sensibilités politiques. Celles-ci ne se distinguent plus que par la radicalité et l’efficacité avec laquelle elles s’attaquent aux avantages hérités une fois ceux-ci solidement, irréversiblement, constitués. Cette différence n’est nullement insignifiante et constitue déjà un point de clivage politique utile dans le débat démocratique. La question demeure cependant de savoir si l’on peut en rester là. Ce n’est pas notre sentiment. Et nous sommes même tentés de croire que l’un des axes possibles des recompositions politiques à venir pourrait trouver ici des éléments de définition significatifs.

A la représentation d’un État-providence figé dans ses postures et ses insuffisances, l’égalitarisme des chances oppose un objectif d’autonomie sociale, économique, culturelle – et, par là même, politique – des individus. Le contrepoint absolument crucial de cette logique d’autonomie réelle, c’est toutefois la définition sociale que cet égalitarisme donne des capacités, des compétences et du mérite individuels. C’est à partir de cette définition, et de ce cette définition seulement, que nous pourrons recouvrer un usage légitime, soutenable, de l’idéal d’égalité des chances.

Dans une telle perspective, l’égalité des chances ne peut être toutefois qu’un élément du dispositif, un précepte susceptible d’apporter une inflexion au système social mais non un dogme visant à le déterminer intégralement. En tant que tel, il contribue - et contribue seulement - à définir les conditions de l’instauration et la garantie collective des circonstances institutionnelles et sociales dont on n’attend qu’une chose : qu’elles offrent à chacun la possibilité de disposer des moyens de mener une vie décente, conforme à ses aspirations légitimes.

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Date de première rédaction le 26 octobre 2007.
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