Analyse

Mais de quelles « réformes » la France a-t-elle besoin ?

Pour peu que l’on prenne en compte les inégalités, le modèle social français est beaucoup plus profitable à la population que les modèles anglo-saxons. Les « réformes » que l’on voudrait appliquer en France profiteraient surtout aux plus aisés. L’analyse de Jérôme Guillet et John Evans.

Publié le 21 septembre 2007

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Revenus Emploi

Il est bien difficile aujourd’hui de trouver, dans les médias tant nationaux qu’internationaux, un commentaire sur l’économie française où manquent les mentions obligatoires de son déclin, de la faiblesse de la croissance, ou de la persistance d’un chômage de mass, et qui ne présente pas comme une évidence l’urgente nécessite de « réformes ». Entre guillemets, « réformes », car ce mot est devenu un nom de code plus ou moins explicite pour un programme à sens unique : libéralisation d’un marché du travail considéré « trop rigide » via l’assouplissement du code du travail, baisse des charges sur les entreprises, affaiblissement du contrôle de l’Etat, et, naturellement, baisse des impôts. Des travailleurs plus flexibles et moins chers seraient plus facilement embauchés, ce qui améliorerait la compétitivité des entreprises et leurs profits, sur le modèle anglais ou américain. Et évidemment les 35 heures tant décriées, cette « aberration économique », doivent être éliminées afin de remettre la France au travail.

Le problème est que ce programme, qui sert bien les intérêts des actionnaires et des dirigeants d’entreprise, se fonde sur une description extrêmement partielle et partiale de la réalité économique.

Le leitmotiv du déclin prend généralement appui sur la croissance plus faible de la France, relativement à celle de pays comme le Royaume-Uni et les Etats-Unis, ces dernières années, et sur la baisse relative de son PIB par tête. Or cette description tronquée de la réalité ne tient pas compte de la distribution des richesses, et de l’augmentation extraordinaire de l’inégalité dans ces économies censées nous servir de modèle. En fait, toute la richesse créée dans ces pays a été captée par une tranche étroite de la population. Les revenus médians sont stagnants, alors que les revenus des 0,1% les plus riches de la population augmentent en flèche, au point d’être passés de 2% à 7% des revenus totaux en moins de vingt ans aux Etats-Unis, selon les chiffres de l’étude de Piketty et Saez.

Part du revenu total qui va aux 0,1 % les plus aisés

« A New Gilded Age »
Source : Martin Wolf, Financial Times, 25/04/2006

Ces 5% supplémentaires captés par les plus riches sont équivalents à l’appauvrissement relatif des français (dont le PIB par tête est passé de 78% à 72% de celui des américains sur la période, en moyenne) ce qui veut dire que la croissance économique a été identique en France - pour les 99,9% les moins riches de la population....

PIB par tête rapporté au niveau américain, en %

« European corporatism needs to embrace market-led change »
Martin Wolf, Financial Times, 24/01/2007

PIB par tête Français en excluant les 0,1 % les plus riches, rapporté au niveau américain, en %

L’accroissement des inégalités se constate également à l’autre bout de l’échelle des revenus, où on note un taux de pauvreté infantile de 7% en France, de 16% au Royaume-Uni (le double de celui en 1979) et de 20% aux Etats-Unis (sans oublier les 15% d’Américains qui n’ont aucune couverture maladie).

% d’enfants pauvres (vivant dans une ménage qui dispose de moins de 50 % du revenu médian).

« An overview of child well-being in rich countries »
UNICEF, Innocenti Report Card 7, 2007

Même en appliquant le seuil de pauvreté américain en valeur absolue (selon un calcul légèrement différent du précédent) il y a moins d’enfants pauvres en France (11% contre 14% - sans parler des 29% du Royaume-Uni), malgré un revenu moyen par tête de 30% plus faible.

Chose extraordinaire en temps de paix, les Etats-Unis enregistrent aujourd’hui une augmentation de leur taux de mortalité infantile. Un enfant né dans une famille pauvre de ce pays a aujourd’hui une espérance de vie de 15 ans inférieure à celle d’un enfant né dans une famille aisée.

Il est compréhensible de défendre la liberté des membres les plus dynamiques de la société d’entreprendre et de bénéficier des fruits de leur travail, mais cette liberté accordée sans contrepartie s’accompagne inévitablement de fractures sociales bien plus marquées que celles connues en France. Le choix d’un niveau élevé de solidarité et de redistribution modère les revenus des plus riches, soit, mais, fait moins souvent évoqué, pas ceux des autres. Ainsi, la banque UBS a noté que le revenus de plus élevé des 20 % les plus démunis (le « deuxième décile ») a connu une augmentation de son niveau de vie de 7% en France et une baisse de 12% aux Etats-Unis entre 1997 et 2004, et que le revenu le moins élevé des 10 % les plus aisés (le 9e décile) avait connu une augmentation de 12% en France et de 10% aux Etats-Unis. Un Français de revenu modeste ou membre des classes moyennes ou même aisées profite plus de la croissance modérée de l’économie française que son cousin américain ne profite du dynamisme de son pays.

Il semblerait donc que, sur le plan des revenus, les très riches forment le seul groupe qui bénéficie des « réformes ». Mais cette conclusion ne fait-elle pas bon marché du chômage dont souffre la France ?

Tout dépend de ce qu’on mesure. Ainsi, parmi les hommes de 25 à 54 ans, 87,6% avaient un emploi en 2004 en France, et 87,3% aux Etats-Unis, selon les chiffres de l’OCDE. Et pourtant le taux de chômage pour cette catégorie était alors de 7,4% en France, et 4,4% aux Etats-Unis. La ligne séparant chômage d’inactivité n’est visiblement pas mise au même endroit dans chaque pays... De même, le chômage des jeunes touche 8,4% des 15-24 ans en France, contre 5,5% au Danemark, 7,6% aux Etats-Unis et 7,5% au Royaume-Uni, donc pas de quoi crier à la faillite du modèle.

Certes, le taux de chômage est nettement plus élevé, mais cela reflète essentiellement le fait que la population active est plus étroite dans cette classe d’âge en France, notamment parce que moins de jeunes trouvent nécessaire d’occuper un emploi tout en poursuivant leurs études.

Mais les Français travaillent moins, nous dit-on.

Même pas. Les travailleurs français effectuent 37,4 heures par semaine en moyenne, contre 35,6 heures au Royaume-Uni. Les employés à temps plein travaillent effectivement moins longtemps en France (40,9 heures contre 43,2 heures en 2005), mais le nombre élevé d’emplois à temps partiel baisse la moyenne britannique ; le nombre d’heures totales travaillées dans le deux pays est à peu près équivalent, pour des populations similaires. Dire que les Français travaillent moins est donc tout simplement faux.

Par ailleurs, la France a créé autant d’emplois que le Royaume-Uni au cours des 10 dernières années : 2,5 millions. La seule différence est que, au Royaume-Uni, la création de postes a été très régulière, alors qu’en France, la quasi totalité de ces emplois a été créée entre 1997 et 2002, c’est-à-dire précisément au moment de la mise en place des 35 heures, et ce alors que la croissance mondiale a été plus forte ces 5 dernières années.

UNEDIC, « Statistiques annuelles des effectifs salariés affiliés »
via Le Monde

HSBC-CCF, Questions d’actualité - le Royaume-Uni en 2004

Plus remarquable encore, la France a créé plus d’emplois dans le secteur privé (+10% entre 1996 et 2002, selon l’OCDE) que le Royaume-Uni (+6%) ou les Etats-Unis (+5%). En fait, le Royaume-Uni n’a créé quasiment aucun emploi net dans le secteur privé depuis près de 5 ans, mais a bénéficié de l’augmentation très forte des emplois dans le secteur public.

Cela reflète le fait que les croissances anglaise et américaine reposent très largement sur l’augmentation de la dépense publique, qui a littéralement explosé sous Blair et Bush, passant de 38% à 45% du PIB au RU et de 34% à 37% aux EU entre 2000 et 2006. Dans le cas britannique, cette relance keynésienne (centrée sur les secteurs de l’éducation et de la santé) s’est faite grâce à l’augmentation des impôts et à la cagnotte du pétrole de la Mer du Nord, tandis que l’administration Bush a présidé (pour payer sa guerre en Irak) à une augmentation sans précédent de la dette publique - et de la dette privée, la plupart des ménages se voyant obligés d’emprunter - sur le dos d’une bulle immobilière également sans équivalent - pour compenser la stagnation de leurs revenus. Mais dans ce cas-là, semble-t-il, il s’agit de « dynamisme ». Il paraît cependant légitime de se demander quelle partie du modèle anglo-saxon nous sommes conviés à copier...

Les dépenses publiques

« How Labour steered an economy going global »
Financial Times, 19/09/2006

Evidemment, il ne s’agit pas de dire que tout va bien en France, ni qu’il n’y a rien à changer. Mais le mot « réforme » est maintenant porteur d’un tel agenda idéologique qu’on aurait sans doute tout à gagner à l’exclure de tout discours qui se voudrait sincère. A moins, bien entendu, que nous soyons tous déjà d’accord que l’objectif qu’il convient de fixer soit effectivement de faire baisser les revenus des travailleurs les plus modestes afin de réduire le fardeau qui pèse sur les quelques « happy few » en haut de l’échelle des revenus.

Il est tentant de se demander si le feu roulant qui tend à déprécier l’économie française provient de ceux qui ne supportent pas l’existence d’un modèle social différent, modèle qui prouverait que la « réforme » n’est pas indispensable. S’il est possible d’assurer la prospérité de presque tous en décourageant la concentration de la richesse entre quelques mains, cela élimine le principal argument des partisans du capitalisme débridé. Comme l’a dit le milliardaire Warren Buffett, les riches aux Etats-Unis mènent - et gagnent - la lutte des classes. Depuis la chute du mur de Berlin, ce vocabulaire semble décrédibilisé et désuet, ce dont certains ont su profiter. Il serait temps de noter qu’ils n’agissent pas dans l’intérêt de tous, mais uniquement dans le leur.

Cet article est extrait du site European Tribune. Il a été publié partiellement par le quotidien Le Monde.

Photo / © jolly - Fotolia.com

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Date de première rédaction le 21 septembre 2007.
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