Analyse

Le baromètre des inégalités dans le monde

Les inégalités mondiales augment-elles ou régressent-elles ? Un diagnostic complexe mais plus juste permet d’y voir plus clair. Une analyse de Jean Gadrey, économiste, extrait du magazine Alternatives Economiques.

Publié le 18 avril 2007

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Certains affirment que les inégalités mondiales de revenus explosent. Les plus riches s’enrichissent toujours plus, pendant que les plus pauvres ne sortent pas de la grande pauvreté. Pour d’autres, ces inégalités régressent grâce au formidable rattrapage de la Chine, de l’Inde et de quelques autres grands pays émergents. Dialogue de sourds ? Mauvaise foi ? Pas vraiment, ou pas seulement. Selon le type d’inégalité, les concepts et les méthodes retenus, ces deux points de vue peuvent se défendre. Et même se compléter pour un diagnostic plus complexe mais plus juste. Qui n’incite pas à l’optimisme.

1. Les inégalités entre pays

Appelons « pays riches en 2004 » les pays dont le produit intérieur brut par habitant (PIB/hab.) était, en 2004, supérieur à 29 000 dollars en parités de pouvoir d’achat (PPA, voir encadré Les parités de pouvoir d’achat ). 18 pays étaient dans ce cas (dont la France, classée 17e).
Appelons « pays pauvres en 2004 » ceux dont le PIB/hab. était inférieur à 1 800 dollars en PPA, soit 30 pays. La majorité d’entre eux sont en Afrique subsaharienne, dont le Nigeria, avec 130 millions d’habitants, et l’Ethiopie, avec 76 millions.

Le choix des seuils de 1 800 et 29 000 dollars est tel que chacun de ces deux groupes rassemble environ 10 % de la population mondiale. Il semble donc qu’une bonne façon de se prononcer sur l’ampleur des inégalités mondiales en 2004 consiste à comparer le PIB/hab. moyen dans chacun de ces deux groupes. On trouve alors un rapport de 33,5. En moyenne et en termes de pouvoir d’achat, un habitant du groupe des 18 pays riches est 33,5 fois plus riche qu’un habitant moyen du groupe des 30 pays pauvres.

Comment ce rapport a-t-il évolué entre les deux mêmes groupes de pays ?
Il a fortement progressé puisqu’il était « seulement » de 23,9 en 1995. Et, sur une plus longue période, d’autres constats vont dans le même sens. Ainsi, selon Angus Maddison, entre 1973 et 2001, le PIB/hab. aurait progressé de 69 % en Europe de l’Ouest et du Nord (et presque autant pour les Etats-Unis), mais seulement de 6 % dans l’ensemble du continent africain.

Croissance du PIB par habitant entre 1973 et 2001 pour quelques pays ou groupes de pays

Chine4,27
Inde2,29
Japon1,81
Europe de l'Ouest et du Nord1,69
Etats-Unis1,67
France1,61
Amérique latine1,29
Afrique1,06

Source : Angus Maddison - 2003

Ceux qui pensent que les écarts mondiaux se creusent, y compris dans la période récente, semblent donc avoir raison. Pourtant, ce n’est pas si simple. Pour plusieurs raisons. La liste des pays les plus riches et celle des pays les plus pauvres peuvent être composées de façon plus ou moins extensive. Notre exemple précédent est instructif, mais il est largement arbitraire et rien ne dit que la tendance à l’aggravation des inégalités serait confirmée par exemple en retenant un plus grand nombre de pays en haut et en bas de l’échelle.

De plus, les deux listes se modifient au cours du temps. Dans notre exemple, il se trouve que, depuis 1995, la liste des 18 pays les plus riches et celle des 30 les plus pauvres ont peu évolué, de sorte que le diagnostic reste valable. Mais si, au lieu de prendre les 30 pays les plus pauvres, nous en avions pris 40, le calcul serait devenu impossible, car l’Inde faisait partie en 1995 des 40 pays aux plus faibles PIB/hab. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Par ailleurs, dans une course cycliste, si l’écart se creuse entre ceux qui mènent une échappée et les derniers, mais qu’en revanche une partie importante du groupe intermédiaire tend à rattraper les coureurs de tête pendant qu’une autre décroche, comment porter un diagnostic sur l’évolution globale des écarts ?
Par exemple, la Chine et l’Inde (soit, ensemble, 37,5 % de la population mondiale) se rapprochent nettement du groupe de tête. Le rapport du PIB/hab. du groupe des 22 pays « riches » à celui de la Chine est passé de 7,7 en 1995 à 5,6 en 2004, et pour l’Inde, on est passé de 15,9 à 10,5. C’est considérable en si peu d’années, mais c’est encore plus spectaculaire sur une période plus longue (voir tableau ci-dessus).

Pour juger de l’évolution globale des inégalités de PIB/hab. entre tous les pays du monde, on dispose d’indicateurs synthétiques qui prennent en compte l’ensemble de la « distribution » (tous les « coureurs »). Ils s’appellent indices de Gini, ou de Theil, ou autres.

Prenons l’indice de Gini, le plus connu (les autres donnent des tendances semblables). Il résume l’information sur les inégalités entre pays en un chiffre unique compris entre 0 et 1,0 correspondant à une égalité parfaite de tous les pays et 1 à un cas limite où un seul pays disposerait de toutes les richesses. L’évolution de cet indice depuis 1950 (voir courbe rouge du graphique ci-dessous) confirme, sans le moindre doute, notre premier constat : une nette progression des inégalités de PIB/hab. entre pays.

Quelle est la bonne mesure ?


Deux coefficients de Gini des inégalités de PIB/hab. entre pays du monde

Fin de l’exercice ?

Non, car une objection recevable peut alors être émise : est-il juste, dans ce bilan, de compter chaque pays avec le même poids ? Une réduction des écarts entre la Chine et les pays riches n’a-t-elle pas plus de poids international que si cette réduction concerne la Mauritanie, mille fois moins peuplée que la Chine ?

Les objecteurs vont alors proposer un indicateur hybride, à la signification floue, mais parfois mis en avant, obtenu en pondérant le PIB/hab. de chaque pays par son poids relatif dans la population mondiale. En termes plus simples, on raisonne sur un monde fictif dont tous les habitants auraient comme revenu le PIB/hab. de son propre pays, et on calcule l’indice de Gini de l’ensemble de ces habitants du monde.
Avec cette convention, les tendances s’inversent ! Au point que l’on se demande si tel n’est pas l’objectif de cette curiosité statistique... Le coefficient de Gini du monde fictif diminue depuis le début des années 60 (voir courbe jaune du graphique ci-dessus). Mais on peut montrer que la Chine est à elle seule responsable (statistiquement) de cette inversion, car le même coefficient calculé sans ce pays progresse sensiblement depuis vingt ans.

Il faut en réalité considérer cet indicateur « bancal » comme une étape vers l’appréhension des « vraies » inégalités mondiales, celles où l’on cesse de faire comme si tous les habitants de chaque pays disposaient de la même richesse moyenne. Mais cette recherche est plus délicate encore, car elle exige de faire intervenir les inégalités internes à chaque pays.

Les parités de pouvoir d’achat

Pour comparer le revenu (ou le produit intérieur brut, PIB) par habitant de deux ou plusieurs pays, on admet le plus souvent que les conversions aux taux de change des monnaies nationales sont inadéquates et qu’il vaut mieux s’appuyer sur le pouvoir d’achat « réel » dans chaque pays, sur la base des prix nationaux.

Exemple : si un même panier de biens, représentatif de la consommation française et de la consommation américaine, coûte 0,90 euro en France et 1 dollar aux Etats-Unis, on dira que la parité de pouvoir d’achat (PPA) entre les deux pays est de 1 dollar pour 0,90 euro, et l’on pourra exprimer le PIB/habitant français en dollars PPA.

Ces méthodes supposent toutefois de s’entendre sur un échantillon de biens et de services jugé représentatif des achats des ménages de divers pays, ce qui est d’autant moins évident qu’il s’agit de pays dont les niveaux de développement diffèrent fortement.
Il s’agit donc de conventions controversées, qui ont des incidences sur la mesure des inégalités et de la pauvreté mondiales. Pour une contestation bien argumentée des définitions et des méthodes de calcul de l’extrême pauvreté et des PPA par la Banque mondiale, voir l’article de Thomas Pogge Que savons-nous de la pauvreté dans le monde ?.

2. Les inégalités internes

Les inégalités précédentes (inégalités entre pays, pondérées ou non) sont mesurées à partir des PIB/hab. par pays ou par groupes de pays. On ignore donc par définition les inégalités à l’intérieur de chaque pays. Il se pourrait très bien que les inégalités entre pays restent stables, ou même que certaines diminuent, alors qu’à l’intérieur de chacun des pays (ou de beaucoup d’entre eux), elles progressent. Dans un tel scénario, les inégalités entre tous les citoyens du monde (dites inégalités mondiales) pourraient alors augmenter.

Prenons l’exemple des Etats-Unis et de la Chine, bien que la connaissance statistique des inégalités (et même du PIB) dans ce second pays soit très imparfaite. Oui, la Chine rattrape les Etats-Unis en termes de PIB/hab. moyen depuis une vingtaine d’années. Mais les inégalités internes de revenus se sont fortement creusées dans chacun des deux pays au cours de la même période (voir encadré Les inégalités internes explosent en Chine). Si le monde se résumait à ces deux pays, ce serait un monde de plus en plus inégalitaire avec, pourtant, des inégalités internationales (entre ces deux pays) qui seraient en nette régression.

Selon François Bourguignon et Christian Morrisson (1999), les inégalités internes (résumées par un indicateur global qui en fait une moyenne pondérée pour tous les pays), auraient nettement diminué dans le monde de 1910 à 1950, mais elles auraient à nouveau progressé entre les années 70 et 1992 (voir graphique ci-dessous).

Trois mesures des inégalités dans le monde, selon l’indice de Theil

Depuis les années 90, c’est moins clair, bien que la majorité des constats aille plutôt dans le sens d’une poursuite de l’augmentation de ces inégalités, comme l’a montré Isabelle Bensidoun.
Dans ce domaine, bien des données font défaut, car, pour avoir des résultats fiables, on ne peut plus se contenter des chiffres des comptes nationaux (PIB/hab. ou voisins), on a besoin d’enquêtes sur les revenus, ou à la rigueur sur les dépenses, des ménages. Or de telles enquêtes n’existent pas toujours dans les pays en développement et, lorsqu’elles existent, c’est souvent depuis peu ou selon des méthodes non comparables.

En ce qui concerne les pays riches, citons simplement un rapport de 2001 de la Banque mondiale, une institution peu suspecte de noircir le tableau : « Il y a eu une sérieuse progression des inégalités dans ces pays [depuis 1980], inversant la tendance antérieure des années 1950 à 1980. » Cette tendance concerne 18 des 24 pays les plus développés.

Pour les autres pays, c’est plus incertain, même si la Chine constitue un exemple majeur de fort creusement des écarts internes. Ce n’est pas le seul, loin de là.
Les inégalités internes ont également progressé en Inde au cours des années 90 (voir les travaux de Shubham Chaudhuri et Martin Ravallion). Dans ces pays (mais aussi en France...), la méconnaissance des très hauts revenus (le 1 % ou le 0,1 % les plus riches, étudiés en Inde par Abhijit Banerjee et Thomas Piketty, 2005) conduit à sous-estimer les inégalités et leur progression depuis dix ans, période de vive croissance des revenus des patrimoines et des placements financiers.

Les inégalités internes explosent en Chine

Dans une étude récente de la Banque mondiale, Shubham Chaudhuri et Martin Ravallion mettent en évidence - avec bien des insuffisances statistiques qu’ils commentent - un accroissement spectaculaire des inégalités de revenus en Chine depuis vingt ans. L’indice de Gini passe ainsi de 0,26 en 1983 à 0,41 en 2003, soit une progression énorme.

On est passé d’une situation où le revenu moyen des 10 % les plus riches était 6 à 7 fois plus élevé que celui des 10 % les plus pauvres (soit des inégalités moindres qu’en France), à une situation où ce rapport est de l’ordre de 15 ou 16, comme... aux Etats-Unis ! La Chine n’atteint certes pas les records d’inégalités du Brésil (Gini à 0,59, rapport de 1 à 85 entre les revenus des 10 % extrêmes), mais elle en prend le chemin.

Du fait de ce creusement des inégalités, notent les auteurs, la réduction de l’extrême pauvreté (personnes vivant avec moins d’un dollar par jour en parité de pouvoir d’achat), qui a été forte dans ce pays (selon la Banque mondiale, on est passé de 33 % de la population vers 1990 à 16,6 % vers 2000), est toutefois restée « décevante » au regard de ce qu’aurait permis le considérable enrichissement national.

3. Les inégalités mondiales

Les inégalités mondiales (entre les citoyens du monde) résultent de l’effet combiné des inégalités entre pays et des inégalités internes. Elles ont fait l’objet d’une belle mais délicate évaluation historique sur très longue période par François Bourguignon et Christian Morisson en 1999.

Qu’on les mesure avec un indicateur synthétique (ici celui de Theil, voir graphique Trois mesures des inégalités dans le monde, selon l’indice de Theil) ou que l’on se contente d’indicateurs plus simples, comme le rapport des revenus des 5 % ou des 10 % les plus riches aux 10 % ou 20 % les plus pauvres, la tendance est très prononcée : de 1820 à 1992, en dehors de quelques périodes de répit, les inégalités mondiales ont été en nette hausse, essentiellement sous l’effet de la vive progression des inégalités entre pays. En 1820, le revenu moyen des 5 % les plus riches du monde était « seulement » 27 fois supérieur à celui des 20 % les plus pauvres. En 1992, ce rapport était de 65, soit 2,4 fois plus élevé.

Les auteurs ont fait ce calcul : si la distribution des revenus dans le monde était aujourd’hui la même qu’en 1820, le nombre de très pauvres (moins de 1 dollar par jour) serait divisé par plus de six, et le nombre de pauvres (moins de 2 dollars par jour) par quatre ! Cela fait réfléchir à certaines dérives de l’histoire du capitalisme mondial, qui a certes apporté l’abondance matérielle, mais de façon profondément inégalitaire.

Pour les vingt ou trente dernières années, les huit estimations disponibles (citées par Branco Milanovic, 2005, page 127) n’aboutissent pas aux mêmes conclusions sur les tendances, bien qu’elles s’accordent sur le niveau très élevé des inégalités mondiales, avec des indices de Gini qui sont tous compris entre 0,62 et 0,68, ce qui est énorme.

On a du mal à croire que les écarts mondiaux soient aujourd’hui inférieurs à ce qu’ils étaient en 1990, vu que les inégalités (non pondérées) entre pays ont nettement augmenté, et que les inégalités internes ne semblent pas avoir globalement reculé, au contraire.

Dans ces conditions, tout porte à croire par exemple que le sort des 10 % les plus mal lotis ne s’est pas (ou c’est très peu) amélioré, alors que tout démontre que les revenus (et les patrimoines) des plus riches du monde ont fortement progressé, notamment dans les pays riches, et que les toutes dernières années signent des records en la matière.

Beaucoup d’autres incertitudes marquent ces travaux, expliquant la divergence partielle des résultats. Elles sont bien mises en évidence dans le livre de référence de Branco Milanovic (2005), mais aussi dans les contributions plus accessibles d’Isabelle Bensidoun (2004) et d’Attac (2006).

Nous n’en traitons pas ici dans le détail, mais on peut en retenir ceci : l’un des enjeux politiques associés à ces chiffres alternatifs est de savoir si l’on continue à privilégier, comme c’est le cas aujourd’hui, avec les résultats peu glorieux que l’on vient de présenter, une problématique des écarts entre pays, soit du « rattrapage » des PIB/hab., ou si l’on s’oriente plus nettement vers l’étude des inégalités internes et mondiales en vue de les réduire. Les systèmes statistiques reflètent à leur façon les priorités politiques et institutionnelles du monde. Ce n’est pas un hasard s’ils sont bien plus avancés pour les estimations des PIB des nations ou du commerce et de l’investissement international, que pour la mesure des inégalités internes et mondiales.

Les altermondialistes, les organisations non gouvernementales, des institutions internationales comme le Pnud et l’Organisation internationale du travail (OIT), les réseaux mondiaux de la société civile, mais aussi les associations et les syndicats qui, dans chaque pays, dénoncent les inégalités, sont aujourd’hui les principaux avocats d’autres statistiques, pour d’autres priorités : l’affirmation de droits universels associés à des stratégies de réduction des inégalités internes et mondiales. Et ceci dans le domaine économique comme dans bien d’autres : éducation, santé, environnement...

Article de Jean Gadrey, économiste, extrait du magazine Alternatives Economiques n° 256 (03/2007)

Pour en savoir plus :

 Worlds Apart, Measuring International and Global Inequality, par Branko Milanovic, Princeton University Press, 2005. Incontournable, mais pointu et exigeant une certaine culture statistique.

 « L’imbroglio des inégalités », par Isabelle Bensidoun, dans L’économie mondiale 2005, Cepii, éd. La Découverte, 2004.

 « The size distribution of income among world Citizens : 1820-1990 », par François Bourguignon et Christian Morrisson, version mimeo, 1999.

 L’économie mondiale : statistiques historiques, par Angus Maddison, OCDE, 2003.

 « Rapport mondial sur le développement humain 2006 » (et années antérieures), Pnud.

 Pauvreté et inégalités, ces créatures du néolibéralisme, Attac, éd. Mille et une nuits, 2006, chapitre III.

 « Uneven Growth in China and India », par Shubham Chaudhuri et Martin Ravallion, novembre 2006.

 « Top Indian income : 1956-2000 », par Abhijit Banerjee et Thomas Piketty, Department of Economics, MIT, 2003.

 « The Long and Short of it : Global Liberalization, Poverty and Inequality », par Christian Weller et Adam Hersh, Center for European Integration Studies, Bonn, Working paper B14, 2002.

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Date de première rédaction le 18 avril 2007.
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