Analyse

Comment la précarité de l’emploi influence l’opinion

Les effets de l’instabilité professionnelle sur certaines attitudes et opinions des Français, depuis le début des années 1980. Extrait d’une publication du Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des Conditions de Vie (Crédoc).

Publié le 1er mars 2007

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Emploi Modes de vie

Les enquêtes du Crédoc montrent que les opinions et les attitudes de nos concitoyens sont, en partie, déterminées par leur situation professionnelle : le fait d’être au chômage, en contrat à durée déterminée ou en contrat à durée indéterminée change le regard que l’on porte sur soi-même ou sur la société.
Ce n’est certes pas toujours le cas : l’instabilité professionnelle joue beaucoup sur certaines opinions et attitudes, même si elle est parfois moins décisive. Mais ce facteur joue souvent et ce, toutes choses égales par ailleurs (c’est-à-dire, par exemple, à âge, sexe ou profession égale).
Il serait imprudent d’en déduire que la modification des relations salariales au cours des vingt dernières années est responsable d’un bouleversement profond de l’opinion publique. Mais force est de constater qu’une société plus « flexible » est traversée de courants d’opinions spécifiques, dépendant de la situation professionnelle de chacun.

En particulier, l’instabilité professionnelle contribue à fragiliser les liens sociaux, elle va de pair avec un plus fort sentiment d’insécurité — professionnelle, bien sûr, mais également personnelle — et les personnes concernées ont tendance à se sentir en moins bonne santé.

Pourtant, malgré ces difficultés, les chômeurs et les salariés précaires gardent l’espoir d’améliorer leur situation : ils sont plus optimistes que les titulaires d’un emploi stable par rapport à leur avenir, ils sont loin d’être résignés. Mais ils savent qu’ils ont besoin d’aide pour faire face. Les chômeurs, en particulier, comptent sur un minimum de soutien de la part des pouvoirs publics.

1. La flexibilité rimerait-elle avec le sentiment d’insécurité ?

Par rapport aux personnes bénéficiant d’un emploi stable, les chômeurs semblent plus inquiets vis-à-vis des différents risques de la vie : ils craignent plus fréquemment d’être atteints par une maladie grave, d’avoir un accident de la route, d’être agressé dans la rue. Mais ils sont également plus préoccupés qu’en moyenne par les risques collectifs (tels qu’un accident de centrale nucléaire ou une guerre).

Les personnes en contrat à durée déterminée ou en intérim sont, quant à elles, moins anxieuses que les chômeurs ou les personnes en CDI : elles ne se sentent pas particulièrement préoccupées par les risques de maladie grave, les risques d’accident de la route, d’accident de centrale nucléaire ou de guerre. Cependant, et on peut le comprendre, elles se sentent menacées par la trappe du chômage.

Finalement, l’instabilité professionnelle ne génère pas seulement des craintes « objectives » en rapport avec le travail ; elle semble fragiliser plus globalement les personnes concernées, qui voient leur confiance entamée dans plusieurs domaines autres que leur vie professionnelle.
Il est important de souligner que la situation par rapport au travail n’est pas le seul élément qui entre en ligne de compte dans les inquiétudes, bien sûr : les personnes moins diplômées, sont, en moyennes, plus préoccupées par les différents risques personnels et collectifs.
Or, les « précaires » (CDD et chômeurs) sont, en moyenne, moins diplômés que les salariés bénéficiant d’un CDI.

Des analyses plus fines montrent que ces deux mécanismes se superposent : à niveau de diplôme égal, mais également à niveau de revenu, âge et lieu de résidence identiques, un chômeur a davantage peur de subir une agression dans la rue qu’un salarié en situation stable. L’instabilité professionnelle a un impact « toutes choses égales par ailleurs ».

L’inquiétude « généralisée » des chômeurs

Proportion d’individus très inquiets des risques suivants (en %)

Source : CREDOC, enquête « Conditions de vie et les Aspirations des Français », 2003-2005

2. Une certaine fragilisation des liens sociaux

Lorsqu’on est au chômage, on perd contact, de facto, avec une partie de son réseau social : les relations rencontrées dans l’univers professionnel se distendent avec le temps (collègues, clients, fournisseurs, etc.).

Mais ce n’est pas tout : les enquêtes du Crédoc révèlent que l’ensemble des liens sociaux se fragilise lorsqu’on est sans emploi .
Les chômeurs vivent moins souvent en couple (32%, contre 50% des salariés en CDI), ils rencontrent moins souvent des membres de leur famille (19% ne voient jamais leur famille, contre seulement 10% des salariés en CDI), reçoivent moins souvent des amis ou des relations chez eux, adhèrent moins aux associations (37%, contre 47% des salariés en CDI), sortent moins fréquemment (cinéma, activités culturelles ou sportives, etc.).
Il est d’ailleurs symptomatique qu’en cas de coup dur, ils hésiteraient à faire appel à leur entourage, préférant mobiliser les services sociaux.

Le réseau relationnel se réduit

Proportion d’individus qui reçoivent des amis ou des relations chez eux au moins une fois par mois(en %)

Source : CREDOC, enquête « Conditions de vie et les Aspirations des Français », 2003-2005

Les salariés en contrat à durée déterminée ne sont pas confrontés à un tel appauvrissement de leur réseau social : certes, les liens avec la famille se distendent un peu (peut-être en raison du malaise provoqué par les réunions familiales, dans lesquelles on risque d’être interrogé sur son avenir professionnel).

Moindre participation aux associations

Proportion d’individus adhérant à au moins une association
(en %)

Source : CREDOC, enquête « Conditions de vie et les Aspirations des Français », 2003-2005

On constate également que la « mise en couple » est retardée par l’incertitude financière liée à la précarité d’un contrat de travail.
Mais les « précaires » ne sont pas marginalisés comme les personnes sans emploi, surtout celles qui sont inactives depuis plusieurs années.
Ils conservent une vie sociale assez riche (sorties fréquentes, relations amicales nombreuses, forte participation associative, etc.).
Précisons que ces analyses restent valables, même lorsqu’on « neutralise » la variable âge (les jeunes — dont le taux de chômage est plus important qu’en moyenne et parmi lesquels se recrutent la plupart des CDD — bénéficient souvent d’un réseau de sociabilité plus dense qu’en moyenne).

3. L’instabilité professionnelle engendre un certain mal-être

Stress, nervosité, insomnies, dépression : les chômeurs souffrent plus fréquemment de ces troubles.
Nous avons indiqué plus haut que la précarité professionnelle allait souvent de pair avec un certain sentiment d’insécurité.
Cette conclusion se trouve ici corroborée : les personnes sans emploi font état de souffrances psychiques plus fréquentes qu’en moyenne. D’ailleurs, les chômeurs sont deux fois plus nombreux que les salariés en contrat à durée indéterminée à estimer que leur état de santé n’est pas satisfaisant (18%, contre 9%).

Sentiment de mal-être plus prégnant

Proportion d’individus considérant que leur état de santé n’est pas satisfaisant
(en %)

Source : CREDOC, enquête « Conditions de vie et les Aspirations des Français », 2003-2005

Les salariés en CDD et en intérim, quant à eux, se trouvent en situation intermédiaire : ils se sentent mieux que les chômeurs, mais pas aussi bien que les salariés en CDI.
Par exemple, 52% disent avoir souffert de nervosité au cours des quatre dernières semaines, contre 45% des titulaires d’un emploi stable. Mais on n’enregistre pas, chez eux, de sur-déclaration de maux de tête ou de dépression.

Plus d’insomnies, de nervosité et de dépression

Proportion d’individus déclarant avoir souffert, au cours des quatre dernières semaines, des maux suivants (en %)

Source : CREDOC, enquête « Conditions de vie et les Aspirations des Français », 2003-2005

4. L’espoir de s’en sortir…

Mais tout n’est pas noir.
Malgré cet effritement des liens sociaux, un sentiment d’insécurité plus prégnant et l’impression que leur état de santé est moins bon, les chômeurs et les salariés en situation précaire gardent l’espoir que leurs conditions de vie s’amélioreront dans les prochaines années.

Certes, ils s’imposent aujourd’hui davantage de restrictions sur beaucoup des postes de leur budget (c’est le cas de 78% des chômeurs et de 69% des salariés précaires, contre « seulement » 58% des salariés en CDI), ils disent plus souvent qu’en moyenne que leurs conditions de vie se sont dégradées depuis une dizaine d’années.

Un sentiment de restrictions plus fort

Proportion d’individus s’imposant régulièrement des restrictions sur plusieurs postes de leur budget (en %)

Source : CREDOC, enquête « Conditions de vie et les Aspirations des Français », 2003-2005

Mais ils croient, plus souvent que les autres, que leur situation s’arrangera dans les années qui viennent : 44% des chômeurs le pensent, de même que 48% des salariés précaires, contre « seulement » 38% des salariés en CDI.

Il est important de préciser que cela ne tient pas uniquement à un effet d’âge (les jeunes se montrent généralement plus optimistes qu’en moyenne sur l’évolution de leur niveau de vie), les analyses menées « toutes choses égales par ailleurs » confirment l’influence propre du fait d’être en CDD ou au chômage.

Mais un certain optimisme pour l’avenir

Proportion d’individus espérant que leurs conditions de vie vont s’améliorer dans les 5 prochaines années (en %)

Source : CREDOC, enquête « Conditions de vie et les Aspirations des Français », 2003-2005

5. … et une attente de soutien de la part des pouvoirs publics

Qu’on soit chômeur, précaire ou actif bénéficiant d’une situation stable, on ne porte évidemment pas le même regard sur la société, notamment sur le système social.

Les chômeurs et les précaires partagent le même souhait : par rapport aux salariés en CDI, ils estiment plus souvent que la société a besoin de transformations radicales. Les personnes bénéficiant d’un emploi stable penchent davantage pour des réformes progressives.

Mais le contenu des réformes n’est pas le même pour tout le monde.

Ainsi, les chômeurs se montrent plus indulgents que les actifs occupés (stables ou précaires) vis-à-vis du système de protection sociale.
Ils affirment moins qu’il est plus avantageux de percevoir les minima sociaux que de travailler avec un bas salaire ; ils rejettent plus souvent l’opinion selon laquelle la prise en charge par la collectivité des familles aux ressources insuffisantes leur enlève tout sens des responsabilités, etc.
En un mot, ils attendent plus des pouvoirs publics que les personnes qui jouissent déjà d’un emploi.

Soutenir davantage les plus démunis

Proportion d’individus qui estiment que les pouvoirs publics n’en font pas assez pour les plus démunis (en %)

Source : CREDOC, enquête « Conditions de vie et les Aspirations des Français », 2003-2005

Cela ne veut pas dire que les chômeurs exigent toujours plus de l’Etat, bien au contraire.
Comment ne pas être frappé, par exemple, par le chiffre suivant : 58% des personnes sans emploi considèrent que si les chômeurs le voulaient vraiment, beaucoup retrouveraient un travail. Et 51% des sans emploi eux-mêmes sont favorables à la suppression des allocations-chômage en cas de refus systématique des propositions d’emploi qu’on leur fait, même si ces emplois sont moins bien payés et moins qualifiés que prévu.

Il reste que malgré ces taux élevés, la probabilité que les chômeurs eux-mêmes acceptent ces assertions est nettement inférieure à la moyenne : être au chômage conduit à repousser relativement plus l’idée que les politiques sociales auraient des effets déresponsabilisants.

A propos de l’indemnisation chômage

Proportion d’individus qui estiment que tous les chômeurs ne devraient pas être indemnisés (en %)

Source : CREDOC, enquête « Conditions de vie et les Aspirations des Français », 2003-2005

6. La pertinence de la variable « instabilité professionnelle »

Finalement, de cette étude, se dégage le constat que la variable « instabilité professionnelle » est souvent un élément explicatif des attitudes et des opinions de nos concitoyens.
Les analyses « toutes choses égales par ailleurs » montrent en effet que ce facteur est, en soi, déterminant de toute une série d’aspirations et de représentations répandues dans le corps social.

La variable a également du sens dans la mesure où ses trois modalités — chômeur / précaire / stable — permettent souvent d’analyser les opinions de manière cohérente : souvent, les salariés en situation précaire adoptent des positions médianes, à mi-chemin entre les chômeurs et les salariés en contrat à durée déterminée.
Ce qui tend à confirmer l’intuition selon laquelle il y a bien une gradation dans la dimension d’« instabilité professionnelle ».
Néanmoins, il convient de souligner que la ligne de démarcation est plus forte entre les chômeurs et l’ensemble des actifs occupés qu’entre les salariés précaires et les salariés ayant un emploi stable.

Ce texte est extrait du Cahier de recherche n° 225, novembre 2006 du Crédoc.
Auteurs : Régis Bigot, David Alibert, David Foucaud du département « Conditions de Vie et Aspirations des Français » du Crédoc.

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Date de première rédaction le 1er mars 2007.
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