Analyse

Impôts : le sondage qui ment, où comment on croit fabriquer l’opinion

84 % des Français favorables aux baisses d’impôt ? Un sondage qui illustre une tentative de manipulation de l’opinion publique. Qui sera dupé ? L’analyse de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 24 septembre 2006

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Rarement on avait vu en France de manière aussi nette la façon dont on essaie de fabriquer l’opinion publique à travers les enquêtes d’opinion. Le sondage sur « les Français et les impôts », réalisé par CSA pour le compte de France Europe Express (une émission de France 3) et France Info, rendu public dimanche 24 septembre, en est une caricature. On ne pouvait pas orienter de façon plus forte les réponses. D’un côté on demande : selon vous, faut-il : « augmenter les impôts afin d’assurer une meilleure redistribution sociale en France ? ». De l’autre, « baisser les impôts pour augmenter la consommation des Français ». Réponse : 84 % pour baisser les impôts, 11 % les augmenter, 5 % ne se prononcent pas. Le tour est joué. Une proportion digne des pays soviétiques : il faut dire que tout est fait pour orienter les réponses et remplir d’aise le ministre de l’économie, invité de l’émission de France 3 ce jour là*.

 Tout d’abord, « redistribution sociale » est une expression peu employée, qui n’a qu’un vague sens pour l’immense majorité (et d’ailleurs peu de sens tout court). Les sondeurs ont voulu éviter « réduire les inégalités » car ils savent que le mot « inégalité » est très sensible, et aurait conduit à une réponse toute autre (voir notre article).

 Ils ont fait encore plus fort. En plaçant les deux questions sur des plans différents, sans rapport. Si d’un côté on avait « redistribution sociale » ou « réduire les inégalités de revenus », alors il fallait avoir de l’autre « réduire la redistribution sociale », ou « accroître les inégalités ». On pouvait choisir de garder « augmenter la consommation », mais alors il fallait indiquer de l’autre côté « augmenter les impôts pour améliorer votre sécurité, réduire le nombre d’enfants par classes, mieux rembourser les soins, etc ». Imaginez donc les réponses au sondage : faut-il baisser les impôts pour accroître la consommation ou les augmenter pour réduire l’insécurité ?

 Ce n’est pas tout. Le second choix est mensonger : les baisses d’impôt actuelles ne relancent pas la consommation… mais l’épargne de ces catégories riches rebaptisées « classes moyennes » ou « classes moyennes supérieures ». Les Français répondent en fait à « baisser les impôts pour augmenter votre pouvoir d’achat », alors que ce n’est pas le cas... En théorie, on pourrait imaginer des baisses d’impôts plus favorables à la consommation, mais les auteurs du sondage savent qu’elles ne représentent qu’une part très faible des diminutions d’impôt.

Quels enseignements tirer de ce sondage ?

 On a là un exemple d’utilisation des sondages à des fins idéologiques. De quoi se faire retourner dans sa tombe le sociologue Pierre Bourdieu, qui en 1973 écrivait « l’opinion publique n’existe pas »**. Les sondeurs se défausseront sur les commentateurs en signalant que le sondage ne dit pas autre chose qu’une réponse à une question déterminée. C’est vrai : une partie des journalistes exploitent sans vergogne les enquêtes d’opinion, sans jamais se poser la question de leur portée. Mais le fabriquant du sondage est, lui aussi, responsable du sérieux et de l’honnêteté des questions choisies.

 Cette enquête arrive à point nommé pour le gouvernement de Dominique de Villepin : dans quelques jours, le gouvernement va présenter un projet de budget pour 2007 qui réaffirme les baisses d’impôts adoptées l’an dernier. A l’intérieur : 3,5 milliards d’euros de réduction d’impôt pour les catégories les plus riches, presque six fois le budget supplémentaire accordé aux zones d’éducation prioritaires. L’objectif est de justifier des cadeaux qui constituent une mini-bombe politique si on explique vraiment à l’opinion de quoi il s’agit.

 Ce sondage illustre le décalage entre une élite intellectuelle qui au mieux n’a plus idée de la réalité sociale du pays, de ce qu’est un sondage, de l’intérêt de se poser des questions avant d’en poser aux Francais, et au pire utilise son pouvoir au service d’un gouvernement. Ces pratiques ne font que nourrir le ressentiment des couches populaires et moyennes.

Qui dupe qui ? Bien souvent, le manipulateur se trompe. En dépit des articles qui seront publiés sur la base de ce sondage, rien ne dit que l’opinion évoluera. Un matraquage fini par avoir un effet, mais il n’est pas toujours aussi fort qu’on le dit. Si les médias jouaient en rôle surpuissant, le « non » ne l’aurait jamais emporté lors du référendum sur le traité constitutionnel européen. A partir d’un certoin point, l’unanimisme des commentateurs fini par avoir un effet de sens inverse : chaque message est interprété à partir d’un filtre individuel. Bref, les citoyens ne sont pas toujours aussi simples à influencer qu’on le dit.

Ainsi par exemple, contrairement à ce que disait Laurent Fabius avant 2002, les baisses d’impôts (dont il revendiquait la paternité…) n’ont pas fait gagner la gauche, bien au contraire. Il en sera certainement de même pour la droite en 2007, en dépit de tous les artifices possibles pour montrer le contraire. On aurait beaucoup à gagner à se préoccuper davantage de la qualité des services publics rendus à la population : comment, concrètement les améliorer ? Quels sont ceux dont nous n’avons plus besoin ? Ceux qu’il faut renforcer ? Avec quels moyens compte tenu du niveau d’endettement de notre pays ? Ecole, santé, logement, transports, environnement : les dizaines de milliards gaspillés en réduction d’impôt auraient permis de moderniser la France. Un énorme gâchis…

*« Invité dimanche soir de France Europe Express, Thierry Breton a donc esquissé un léger sourire lorsqu’ont été présentés les résultats d’un sondage CSA réalisé pour l’émission de France 3. Les Français plébiscitent les baisses d’impôts : 84 % les approuvent, 11 % n’y sont pas favorables et 5 % n’ont pas d’avis sur le sujet. » écrit Anne Rovan dans Le Figaro du 27 septembre 2006.
** « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, janvier 1973.

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Date de première rédaction le 24 septembre 2006.
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