Analyse

Une couverture santé à deux vitesses

Quatre millions de personnes ne disposent pas de complémentaire santé en France malgré la mise en place de dispositifs pour pallier cette carence. Une analyse de Pierre Volovitch de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 30 mai 2011

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Modes de vie

Avoir une « mutuelle » – plus précisément une assurance complémentaire santé – est devenu déterminant pour bénéficier d’une bonne qualité de soins. Entre 1980 et 2008, le « reste à charge », la part des dépenses de soins que doivent supporter les ménages (qu’ils le financent eux-mêmes ou grâce à la couverture apportée par une complémentaire santé) est passé de 217 à 547 euros par personne et par an, une fois l’inflation déduite. C’est ce qu’indiquent les résultats d’une étude réalisée par l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes) [1]. Au cours de la même période, la proportion de personnes couvertes par une complémentaire santé a logiquement fortement augmenté, de 69 % à 94 % de la population de France métropolitaine. Cela signifie tout de même que près de quatre millions de personnes restent sans complémentaire santé en France métropolitaine en 2008.

Le premier motif de non-recours à une complémentaire évoqué par les enquêtés est le manque de moyens : 46 % souhaiteraient en bénéficier mais ne le peuvent pas pour des raisons financières. Parmi les ménages les plus pauvres (moins de 870 euros par unité de consommation [2]), 12 % des personnes ne bénéficient pas d’une complémentaire santé, contre seulement 3 % au sein des ménages les plus riches (1 997 euros et plus par UC).

Deux dispositifs ont été mis en place pour faciliter l’accès à la complémentaire santé pour les plus pauvres. La Couverture maladie universelle (CMU) permet aux personnes dont le revenu est inférieur à 620 euros pour un adulte de bénéficier d’une complémentaire gratuite. Pour les personnes dont le revenu est situé entre le seuil CMU et 744 euros, il existe une Aide à l’acquisition d’une complémentaire (ACS). Au-delà, de nombreux ménages ne peuvent prétendre ni à la CMU-C, ni à l’ACS alors même qu’ils appartiennent aux 20 % les plus démunis (moins de 870 euros par mois).

Les cotisations pour avoir accès à une complémentaire santé ne sont proportionnelles au revenu que pour une minorité de mutuelles. Pour la très grande majorité, elle est identique, quel que soit le niveau de vie. Résultat, le « taux d’effort », la part que représente la couverture complémentaire dans le revenu, varie de 3 % pour les ménages les plus riches (1 867 euros et plus par UC) à 10 % pour les ménages les plus pauvres (moins de 800 euros par UC).

Le niveau de garanties proposées – la valeur des remboursements – est lui aussi sensible au revenu. Une étude de l’Irdes [3] distinguait trois types de couverture complémentaire – « faible », « moyen en dentaire, fort en optique », « fort en dentaire » et trois niveaux de revenus. On constatait alors que la part des plus aisés était de 51 % pour les meilleures couvertures (« fort en dentaire ») et de 24 % pour les couvertures « faibles », alors que les moins aisés représentaient 23 % des personnes ayant des contrats « faibles » mais seulement 13 % des contrats de meilleure qualité (« fort en dentaire »).

Le travail, un mode d’accès privilégié mais inégalitaire à la complémentaire santé

Selon l’enquête sur la santé et la protection sociale (ESPS) 2008 de l’Irdes, les deux tiers des salariés couverts par une complémentaire santé le sont par le biais de leur entreprise. Or la complémentaire santé d’entreprise est aussi source d’inégalités. 10,5 % des femmes au foyer et 14 % des chômeurs n’ont pas de couverture complémentaire contre 5 % des actifs. Les inactifs, les chômeurs, les fonctionnaires et la très grande majorité des salariés de PME (Petites et moyennes entreprises) financent seuls leur couverture complémentaire. Les salariés d’entreprises de plus grande taille bénéficient, par le biais de complémentaires d’entreprises, d’une participation financière de leur employeur. Ici aussi l’inégalité se double d’une inégalité entre catégories professionnelles. Parmi les salariés non-fonctionnaires bénéficiant d’une complémentaire santé, 76 % des cadres ont un contrat collectif, contre seulement 58 % des ouvriers non qualifiés.

Que peuvent faire les pouvoirs publics ?

Alors que la couverture maladie obligatoire couvre tout le monde, avec une cotisation proportionnelle au revenu, en apportant à tous le même niveau de couverture, les complémentaires n’aident qu’une partie de la population, la charge de leur financement pèse plus lourdement sur les ménages les plus modestes, et la qualité de la couverture apportée est meilleure pour les populations les plus favorisées.

Un rappel utile alors que le premier ministre, François Fillon, annonce qu’il va saisir le Conseil économique social et environnemental de la question « centrale : quelle devra être la part de la solidarité nationale et celle de la protection sociale complémentaire ? [4] ». La collectivité publique dépense 5,2 milliards d’euros par an d’exonérations pour les contrats collectifs d’entreprise [5], c’est-à-dire pour subventionner une forme de couverture santé moins solidaire. Sans oublier que, puisqu’il s’agit d’exonérations sociales et fiscales, elles sont d’autant plus importantes que les revenus de ceux qu’elles aident sont élevés. La couverture santé la moins solidaire est donc financée de la façon la plus injuste…

Les pouvoirs publics sont confrontés à une évolution des dépenses de santé plus rapide que celle de la richesse nationale, d’où d’importantes difficultés de financement qu’il faut bien tenter de résoudre. La solution de fond réside dans la transformation de l’organisation du système de soins. Mais ceci supposerait de répondre à quelques questions de base : combien de professionnels ? Quelle évolution des champs de compétence des différentes professions (médecins, infirmières, para-médicaux…) ? Quelle répartition géographique des professionnels ? Quelle place respective de la « médecine de ville » et de l’hospitalisation ? Quels revenus, quels écarts de revenus, des différents professionnels ? Les pouvoirs publics n’ont aujourd’hui aucune réponse à ces questions, et donc encore moins de politiques pour mettre en place les réponses qui auraient été choisies.
Sans réponse aux questions de fond, et donc sans moyens d’agir sur l’ensemble des dépenses de soins, les autorités se cantonnent aux mesures qui réduisent la part des dépenses prises en charge par l’assurance maladie de base et augmentent la part des dépenses qui demeurent à la charge des ménages couverts, ou non, par des assurances maladie complémentaires. Logiquement, la détérioration de la couverture que procure l’assurance maladie de base conduit à l’essor des couvertures complémentaires, ce qui entraîne une réduction du caractère solidaire du système au détriment des plus pauvres. Alors, on bricole et chaque rustine qui colmate plus ou moins bien une fuite en engendre une autre…

L’Insee a calculé – en fonction des niveaux de vie – qu’il devrait y avoir 6 millions de bénéficiaires de la CMU. En pratique, le chiffre n’a jamais dépassé les 4,5 millions. 1,5 million de personnes ne font donc pas valoir leurs droits. Le gouvernement, si prompt à rechercher et à dénoncer la « fraude » aux prestations sociales et à l’assistanat, est totalement absent sur cette question du « non recours » au droit.

Le seuil de revenu pour disposer de la CMU à été fixé juste en-dessous de la valeur du minimum vieillesse et de l’allocation pour adultes handicapés. Les populations qui perçoivent ces deux minimas sociaux, qui ont des besoins de soins plutôt supérieurs à la moyenne, sont donc exclues de la CMU. Il faut donc agir sur « l’effet de seuil » qui fait que pour quelques euros en trop par mois, on peut se voir refuser l’accès à la santé. Pour cela, on a mis en place l’aide à la couverture santé. Comme il s’agit d’aider à l’achat d’une complémentaire santé privée, vendue sur le marché, on tient compte de la réalité du marché. L’aide versée pour les personnes de plus de 60 ans est cinq fois supérieure à celle pour les personnes de moins de 16 ans. La modulation du coût de la santé via la complémentaire maladie en fonction de l’âge, de 1 à 5, devient une norme que les pouvoirs publics entérinent de façon implicite, mais claire… Comme pour la CMU, l’Insee estimait à 2 millions le nombre de bénéficiaires potentiels pour l’ACS et le chiffre ne dépasse guère les 500 000. On compte donc 1,5 million de personnes qui ne font pas valoir leurs droits à l’ACS.

Le premier ministre a raison. La question « centrale » est bien celle que nous voulons donner respectivement à la protection maladie « solidaire » et à des protections maladie complémentaires qui ne le sont pas. La réponse apportée jusqu’à présent n’est pas satisfaisante.

Pierre Volovitch

Les personnes sans complémentaire santé recourent moins aux soins et se déclarent davantage en mauvaise santé

Le taux de renoncement aux soins, qui concerne pour l’essentiel les soins dentaires et d’optique peu remboursés par l’assurance maladie obligatoire, est de 30 % pour les personnes sans couverture complémentaire, 21 % pour les bénéficiaires de la CMU-C, contre 14 % pour les personnes qui bénéficient d’une couverture privée.
Selon l’enquête ESPS 2008, les personnes sans couverture complémentaire se déclarent en plus mauvais état de santé que les personnes couvertes par une complémentaire privée, mais pas forcément plus que les bénéficiaires de la CMU-C : 37 % des personnes sans couverture complémentaire déclarent un état de santé de moyen à très mauvais, contre 39 % des bénéficiaires de la CMU-C et 27 % des titulaires d’une complémentaire privée. Les personnes sans complémentaire santé sont par ailleurs 34 % à déclarer une maladie chronique, contre 28 % des bénéficiaires de la CMU-C et 28 % pour les titulaires d’une complémentaire privée.
Parmi les personnes couvertes par une complémentaire santé privée, 84 % ont eu recours à un généraliste, 50 % à un spécialiste au cours des douze derniers mois. Les titulaires de la CMU-C sont aussi nombreux à avoir vu un généraliste mais seuls 40 % ont consulté un spécialiste. Ces taux tombent à 74 et 37 % pour ceux qui n’ont aucune complémentaire santé.


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[1« La complémentaire santé en France en 2008 : une large diffusion mais des inégalités d’accès ». Questions d’économie de la santé. N°161, Irdes, Janvier 2011.

[2Le revenu par unité de consommation (UC) permet, à l’aide d’une échelle d’équivalence, de comparer les niveaux de vie des ménages de taille et de compositions différentes.

[3« La couverture complémentaire en France : qui bénéficie de quels remboursements », Questions d’économie de la santé, Irdes n° 32, Octobre 2000.

[4Discours du 22 février 2011 devant le Conseil économique social et environnemental.

[5« L’Assurance maladie face à la crise : éléments d’analyse ». Rapport annuel 2010 du Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie. Ce chiffre englobe à la fois les mesures d’exonérations fiscales et sociales des protections complémentaires d’entreprises et celles qui s’adressent aux travailleurs indépendants (dispositif « Madelin » - 1994).

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Date de première rédaction le 30 mai 2011.
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